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ASSE et Liverpool, acte 2: Mourir en vainqueurs...
La feuille de match
Mercredi 16 mars 1977 - Coupe d'Europe des Clubs Champions - Anfield Road (Liverpool, Angleterre)
Quarts de finale retour: Liverpool 3-1 ASSE
Spectateurs: 55.043 - Arbitre: M. Corver (Hollande)
Buteurs: Keegan (2e), Kennedy (59e) et Fairclough (84e) pour Liverpool, Bathenay (50e) pour l'ASSE
Liverpool: Clemence - Neal, Smith, Hughes, Jones - Callaghan, Case, Kennedy - Keegan, Toshack (Fairclough 74e), Heighway. Entraîneur: Bob Paisley
ASSE: Curkovic - Janvion, Merchadier (H. Revelli 74e), Lopez, Farison - Larqué, Bathenay, Synaeghel, Santini - Rocheteau, P. Revelli. Entraîneur: Robert Herbin
Le contexte du match
"C'est quoi le Kop ?", telle est la sempiternelle question des Stéphanois à l'aube de ce match retour des quarts de finale de la Coupe d'Europe des Clubs Champions.
A l'origine, c'est le nom d'une colline sud-africaine, haut-lieu d'une féroce bataille pendant la Guerre des Boers. Et à Liverpool, c'est devenu la tribune fétiche et symbolique d'Anfield Road, le stade des Reds, un lieu mythique. Un stade redouté par toutes les équipes d'Europe. Le petit peuple de Liverpool marche sur le Kop pour tous les matches. Une armée de 24.000 hommes sanglés dans leurs uniformes rouges, 24.000 fantassins qui ont des airs de cadets et qui vont au feu en lançant des chants rebelles. Liverpool puise toute son histoire dans le Kop.
Un Kop qui est devenu au fil de l'histoire la terreur des joueurs adverses. Pour se chauffer et pour intimider l'adversaire, on scande "Rangers-Celtic !". Cela signifie qu'on se veut encore plus agressif que dans le perpétuel affrontement des bigots de Glasgow. Le chant préféré des Kopites est "We shall not be moved", accompagné de quelques slogans: "Kevin walks on water", "We are the champions" et bien sûr "You'll never walk alone".
Ici, pas de grillages pour séparer les supporters des joueurs. Ils sont là, tout près du terrain, à 3 mètres à peine de la pelouse. A leur poignet, ils nouent l'écharpe de leur club fétiche. Debout, les uns contre les autres, ils chantent. Ils crient. Pendant 90 minutes, sans jamais s'arrêter.
Les écharpes tendues à bout de bras forment un mur rouge et blanc qui oscille au gré des mouvements de la foule. Quand un but est marqué, les supporters se jettent en avant pour se rapprocher du terrain. On croirait voir une marée humaine prête à déferler sur la pelouse pour engloutir les buts, les joueurs et l'arbitre avec. Et toujours ces chants, encore et encore, qui n'en finissent pas de monter et de descendre le long des tribunes. Ils résonnent à travers le vieux stade comme un choeur antique entonné par des dizaines de milliers de poitrines.
Larqué et Hugues, capitaines d'une rencontre qui n'aura rien d'amical
Les faits du match
Liverpool gagne le toss et choisit son camp. Les Reds s'appuient sur leur Kop. Curkovic traverse le terrain et s'installe de l'autre côté, là où se trouvent tous les supporters Verts. 8.000, ils sont 8.000 à avoir fait le déplacement dans le nord de l'Angleterre, tout simplement impressionnant ! L'ASSE l'a emporté 1-0 au match aller mais les Reds sont confiants et ils ont récupéré leur pépite: le lutin Kevin Keegan.
Curkovic a encore toutes les raisons de se sentir rassuré. Mais soudain, l'incroyable, pour ce gardien qui a si souvent tenu et préservé le destin de son équipe, survient.
Kevin Keegan se met en évidence sans tarder une seule minute
Dès la 2e minute, Keegan s'empare du ballon sur l'aile gauche, près du poteau de corner, et il le frappe très loin, très haut, vers le deuxième poteau. Un tir ou un centre ? On ne le saura jamais. Curkovic, craignant sans doute la tête de John Toshack, se détend à la verticale, les doigts tendus. Mais il a mal calculé la trajectoire de la balle. Il retombe à la renverse quand il est sur le point de se saisir du ballon. Lobé. La balle meurt dans son but, sur le petit côté des filets. C'est un but qui ressemble, dans le fond, à celui inscrit deux ans plus tôt par Beckenbauer, en demi-finale, à Munich.
Les supporters des Reds sont goguenards: le compteur est remis à zéro entre Liverpool et Saint-Étienne. Déjà ! Ca va être du gateau !
Mais c'est comme si les Verts désiraient venger Curkovic. Ils partent vers un grand match, peut-être dans l'esprit et dans la forme, le plus grand match de leur histoire. Rocheteau marque un but (15e) refusé pour hors-jeu. Quant à Christian Synaeghel, il oblige Clemence à une parade désespérée (19e). Les Verts montrent qu'ils ne sont pas prêts à se faire manger tout crus.
L'Ange Vert s'envole pour égaliser au plus vite, sans succès
Le Kop, stupéfait par tant d'audace, de culot et de créativité, remise provisoirement ses slogans martiaux. Les Reds tentent de faire barrage à la marée verte. Ils font jeu égal. Mais à la pause, malgré de nombreuses tentatives et une intensité incroyable, le score est toujours de 1-0 pour les locaux. Le Kop ne comprend pas: qui sont ces frenchies qui résistent dans cette ambiance pourtant inhospitalière et face à leurs Reds, qu'on a rarement vu aussi en jambes ?
Alors c'est le drame de la 50e minute. Du milieu de terrain, Dominique Bathenay s'avance, irrésistible, tous les muscles dehors, il s'extirpe du pressing de Hugues et frappe. Il finit par catapulter un ballon qui, au bout d'une trajectoire insensée, va se ficher sous la barre de Clemence. Alors, tandis qu'une partie du stade exulte et l'autre se tait de dépit, lui lève les bras au ciel, tranquille, serein, fier du travail accompli, sans même se mettre à courir. On dirait un gladiateur romain en train de saluer la foule.
Liverpool doit maintenant inscrire deux buts pour se qualifier...
Le chef d'oeuvre de Dominique Bathenay
A partir de cet instant, un autre match commence. Les Verts pensent avoir accompli l'essentiel, comme s'ils touchaient du doigt leur qualification. Mais c'est une erreur. Ils rapetissent leur jeu et gomment l'impression souveraine qu'ils avaient laissée jusque-là. D'autant plus que la pelouse d'Anfield Road est couverte de mottes de terre retournée. Ce n'est plus un match, c'est un combat. Une lutte acharnée entre 22 hommes prêts à aller jusqu'au bout de leurs forces. Personne ne veut lâcher. 9 minutes plus tard, une attaque menée de la droite par Callaghan, est renversée sur Kennedy qui reprend et marque 2-1. Liverpool a réagi dans les 10 minutes...
Rien pourtant n'est encore compromis et l'ASSE, toujours qualifiée, ne désarme pas. Sur une balle aérienne, la défense de Liverpool hésite, tergiverse, se met à flotter. Dominique Rocheteau en profite. Il se faufile entre Clemence et l'un de ses défenseurs. Il récupère la balle à la limite de la surface. Il va filer vers le but dans un face-à-face en solitaire avec Ray Clemence qui l'empêche carrément de passer en faisant écran entre la balle et l'Ange Vert. M. Corver ne réagit pas. Rocheteau, ne comprenant pas qu'il ne siffle rien, se tourne vers lui en levant les bras. Devant l'indifférence de l'arbitre, Dominique n'insiste pas.
John Toshack, le géant gallois, domine la surface verte (photo L'Équipe)
A la 74e minute, le combat de poids-lourds entre Alain Merchadier et John Toshack s'achève. Les deux hommes quittent le terrain ivres de coups. Alors, Bob Paisley, l'entraîneur des Reds, fait rentrer son joker, David Fairclough, flamme rousse dans la nuit d'Anfield Road. Et c'est lui, Super Sub (le ''super remplaçant'' parce qu'il a la réputation de marquer un but chaque fois qu'il entre en cours de jeu), qui va porter l'incendie chez les Verts.
Il reste 6 minutes à jouer. 6 minutes de trop... Sur une passe de Kennedy au milieu de terrain, Fairclough s'enfonce à coups d'enjambées conquérantes dans l'axe du but. Il est au coude à coude avec Lopez sur quinze mètres et finit par le semer. Il ajuste une frappe à ras de terre qui termine au fond du but d'Ivan Curkovic. Catastrophe, les Verts n'ont pas pu tenir.
Lopez l'a poursuivi tout au long de sa course folle, mais il n'a rien pu faire. Le rouquin était trop rapide. Il aurait pu le faucher, ou tout du moins le déséquilibrer. Mais il ne l'a pas fait. Certains journalistes le lui reprocheront, après coup. Pas les joueurs... Dans les vestiaires, il ne viendra à l'idée de personne de demander à Lopez pourquoi il ne l'a pas balancé. Question de mentalité !!!
Fairclough exécute Curkovic et propulse les Reds au paradis
Ce but marque la fin de l'Épopée des Verts: l'ASSE est éliminée alors que ses joueurs ont sans doute fourni l'un de leurs meilleurs matches de Coupe d'Europe. Le club ne reviendra plus jamais à ce niveau de la compétition.
Quant au public d'Anfield, il ne se moque plus. Non, il considère désormais avec respect ces Stéphanois qui ont poussé les siens dans leurs derniers retranchements. Il a conscience d'avoir assisté à un match d'anthologie, un match historique. Pour Liverpool, la période dorée commence...
L'après-match
Les Verts en cale sèche. Les Verts à quai. Mais les Verts prêts encore pour de longs voyages. Ce n'est qu'un arrêt, ils continuent le combat. On suppute un grand deuil, des mines de papier mâché. Ce matin à Geoffroy-Guichard, 30 curieux font des têtes de croque-morts. Débouchent sous leurs yeux les battus de Liverpool. Un peu de barbe, des yeux de fouine, des types pourtant se tenant debout. Garonnaire est là depuis 8 heures. Il n'a pas dormi. Il a réveillé Herbin. Ils sont venus ensemble au stade et ils discutent dans le bureau de Robby.
Le manager général adjoint chez le manager général. L'entente entre les deux hommes n'est pas un vain mot, Garo confie d'ailleurs: "Je savais que je pourrais faire quelque chose de bien avec Herbin. Mais pas à ce point, on est d'accord sur tout."
Le duo refait le match, la bataille d'Angleterre. Il y a toujours une balle de Keegan qui fiche tout par terre. Salut la Coupe d'Europe ! Garo nage dans l'accomplissement d'un match "parfait, techniquement, tactiquement, moralement. Les circonstances qui gâchent tout". La faute à pas de chance. La chance qui met les voiles, et l'intuition du vieux roublard qui en prend un coup. "Mon intuition, c'est du roc. Quand Bathenay a marqué, elle s'est mise à fonctionner à plein. J'étais sûr du résultat. Patatras. C'est pour ça que j'ai très mal". Garo se tasse, se tait.
Le Président Rocher est arrivé à 10h10. Il portait un cotume clair, l'oeil était un peu rouge de fatigue. A l'épaule, un sac de voyage. Le Président des grands jours, ému, fier, touché dans sa carcasse. Il va parler aux joueurs. Harangue affectueuse et virile, grande fresque de l'aventure vécue: "Je vais leur parler d'histoire afin qu'elle recommence".
La cadence rochérienne du discours. 100 grammes d'emphase, 1 kilo de rudesse avec des silences lourds de reconnaissance. Dans la réunion qui se tient aux vestiaires, portes closes, il y a peut-être des larmes qui s'écrasent. Rocher le Pionnier laisse-t-il entendre que s'achève un grand moment ? Rocher la Tendresse met-il un baume sur les doutes ? Propose-t-il à son équipe un nouveau bail par tacite reconduction ? Qu'est-ce qui se trame entre cette jeune bande déçue et cette statue blanche lui serinant que la vie continue ?
Christian Synaeghel aura tout tenté à Anfield Road
Mercredi soir, à Liverpool, les journalistes misaient une livre qu'avec l'élimination finit une époque. Jeudi matin, à GG, les mêmes parient 10 francs que la messe n'est pas encore dite. Le drame d'Anfield Road, superbe, peut prolonger une existence. Le drame ressoude les fils. "Tactiquement, techniquement, moralement", annonce Garonnaire. "On repart comme en 14" précise Charles Paret, alors Directeur Général.
Robert Herbin, achèvant le premier entraînement post-Anfield, se pose sur son bureau. Le Robby le plus décontracté de toute l'histoire. La tension, l'inquiétude complètement lavés par le butin ramené d'Angleterre. Un entraîneur et son équipe convolent à nouveau. "J'ai pris quelque chose pour dormir. Ma première pensée quand je me suis réveillé: le coup de sifflet final à Anfield Road. Un coup très dur, pire qu'à Glasgow."
Un sale moment, et, dans le même temps, une joie lisse, dure, qui emplit le corps. Une mêlée inextricable d'amertume et de soulagement. La Coupe d'Europe à tout-va, ce n'est plus une vie. Elle pèse sur les Verts. Elle les étouffe autant qu'elle les révèle. Elle va leur manquer car on ne repousse pas sa fascination, son vertige, ses vapeurs. Mais elle les libère de ce carcan insupportable. Il existe un art bien français d'accomoder les restes, de transformer les citrouilles en carrosses. Ce qui se passe à Saint-Étienne relève d'une autre aptitude. Car pour un match de foot perdu à Anfield Road, combien de vertu, combien de tenue chez les Verts quand tout le monde guette une grosse plainte ? Combien, au fond, d'éducation...
Au matin de cette désillusion européenne, à la première heure de la location des billets du match de Coupe de France contre Auxerre, un homme, moustache en berne, vient réserver 2 places: "On leur doit bien ça" dit-il. Décidément, ce club ne marchera jamais seul.
Ray Clemence célèbre la victoire anglaise avec tout Anfield Road
Sources :
- On m'appelait l'Ange Vert - Dominique Rocheteau
- Coupes d' Europe Story, Les Verts, 1957-1981 - Patrick Mahé, Dominique Grimault, RTL
- Le retour des Verts - Gérard Ernault