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Portrait de la première panthère du football stéphanois, grand joueur, grand penseur et grand idéaliste du football...


Né à Batuchi, un village camerounais au bord du fleuve Wouri, Eugène N’Jo Léa commence à assouvir sa passion comme un simple amateur dans son pays natal. Son BEPC en poche, il obtient une bourse d'état et espère alors trouver l’eldorado en Europe. En 1951, on le retrouve sous une licence amateur à… Roche la Molière (42). Il y joue pour le plaisir mais son premier match va sceller son destin: son club l'emporte en marquant 12 buts, lui en a inscrit 11 !
A cette époque, Jean Snella veille sur le Chaudron. L’AS Saint-Étienne est en pleine construction, sous la houlette d’un entraîneur de génie, qui n'a ni froid aux yeux, ni froid aux oreilles, malgré les rudesses du climat local.
Aussi, lors de la saison 1954, sous la présidence de Pierre Faurand, il lance dans le grand bain les attaquants Rachid Mekloufi et notre héros du jour, Eugène N’Jo Léa, débauché sans peine de la cité minière.


N'jo Léa dribble le gardien et marque: une image qu'on reverra souvent

De 1954 à 1959, Eugène N’Jo Léa va faire parler la poudre à la pointe de l’attaque verte. Ses statistiques sont pour le moins détonantes et éloquentes: 91 buts en 157 matches, soit un but tous les 1.72 matches. Il signe cinq triplés sous le maillot vert, et y ajoute quatorze doublés ! Pendant la saison 1954-55, il contribue à la conquête du premier trophée de l’ASSE: la coupe Drago, une consolante réservée aux battus précoces de la Coupe de France. Il score sept fois cette saison là, en seulement 20 matches. La saison suivante, les Verts terminent quatrièmes, son physique et ses neufs buts pèsent de tout leur poids dans la belle saison du club. L’ASSE est éliminée en quart de finale de la Coupe de France, après avoir sorti en 32e de finale… Le WAC Casablanca (!).


Premier titre pour l'ASSE et N'jo Lea: la Coupe Drago en 1955

C'est en réalité 1956-57 qui est l’année de la consécration pour lui. Pour la première fois de leur histoire, les Verts sont champions de France et l’infernal duo N’Jo Léa - Mekloufi, assisté par Kees Rijvers, marque 54 des 88 buts des Verts en championnat, avec quelques cartons mémorables (6-3 contre l’OM, 7-1 à Nancy, 6-2 à Sedan...). Toutes compétitions confondues, cette attaque "Rock & Roll" comme le spécifiait alors Jean Eskenazi dans les colonnes de France-Soir, inscrit 62 buts cette saison là !! Un cauchemar pour les défenses...


Le duo N'jo Léa-Mekloufi terrorise les défenses adverses (photo l'Équipe)

En 1957-58, Eugène continue d’épater son monde avec 16 réalisations. Il est évidemment de la partie des deux premières rencontres du club en Coupe d’Europe des Clubs Champions contre les Rangers (défaite 3-1 à l’aller, puis victoire 2-1 au retour). En 1958-59, Mekloufi n’est plus là. Mais N’Jo Léa continue de faire des ravages, avec 22 réalisations dans la saison, toutes compétitions confondues.


N'jo Léa fait l'affiche du premier match européen de l'ASSE

Durant l’été 1959, Snella quitte le Forez pour la Suisse. N’Jo Léa lui emboîte le pas mais s’arrête à Lyon. En réalité, cela fait quelques temps qu'il vit à Lyon: Saint-Etienne ne possède pas d'université et ses études en droit public lui imposent de déménager dans la cité des Gones dès la fin de son lycée. Lorsque Snella quitte le Forez, N'Jo Léa y voit un prétexte pour mettre fin à ces incessants aller-retours dans la vallée du Gier. Il rejoint donc l'Olympique Lyonnais.
Il reste chez les vilains jusqu’en 1962. Après avoir été vedette dans le Forez, il sera plutôt "star sur le déclin" sur les bords du Rhône, malgré toujours quelques belles réalisations. Il dispute dix derbys sous les deux maillots (record toujours en cours) sept sous le maillot vert et trois sous celui de l’OL, tout en marquant à 6 reprises lors de ces rencontres épiques (5 pour l'ASSE, 1 pour l'OL).

Encore contraint de bouger pour ses études (il est reçu à l'Institut des Hautes-études d'Outre-Mer à Paris), N'JoLéa poursuit et termine sa carrière au Racing Club de Paris, ancêtre du Paris Saint Germain en 1961. Il n'y dispute que deux rencontres. Le football, c'est fini pour lui, place aux affaires sérieuses, en l'occurrence une carrière de diplomate dans diverses ambassades du Cameroun en Europe.


N'jo Léa lyonnais, l'un des premiers transfuges de l'histoire des derbies

Au-delà de ses fantastiques qualités de footballeur, Eugène N’Jo Léa aura laissé la trace d'un homme ayant la tête bien pleine. Ainsi, en 1961, il est à l’origine de la création de l’UNFP, Union Nationale des Footballeurs Professionnels. Just Fontaine disait de lui: "Il fallait une idée. Et Eugène N’Jo Léa en eut une: créer un syndicat de footballeurs. Eugène, il avait une idée toutes les trente secondes". Il fallait du courage, et tous en eurent pour emboîter le pas de celui qui fut un brillant étudiant en droit. Il y avait donc là Just Fontaine, icône planétaire, Jacques Bertrand, juriste passionné, mais aussi Jean-Jacques Marcel ou Henri Biancheri. Nous étions le 16 novembre 1961.

N’Jo Léa dessine alors les prémices de sa future carrière. Se définissait comme un footballeur professionnel "par accident" mais diplomate de formation, il comprend que le football en Afrique est loin d'être d'abord un divertissement mais joue avant tout un rôle politique: "Pour nous autres Africains, le football n'est pas un objet de contemplation, mais un instrument de combat contre le sous-développement et pour l'affirmation de notre personnalité. Dans nos pays créés artificiellement par le congrès de Berlin, l'état a précédé la nation. Pour développer une conscience nationale dans ces mosaïques, il faut vivre des émotions communes".
Alors qu'il avait épousé une carrière de diplomate pour son pays de naissance, Eugène N’Jo Léa tente, également, de structurer quelque peu sa fédération, mais finit par se heurter à quelques vieux dinosaures, tenant à leur pouvoir: Je voulais que notre continent se donne les moyens de gagner une Coupe du monde. Je voulais sensibiliser tous les gouvernements sur la nécessité d'organiser le football, qui peut être une matière première très rentable pour les pays en développement. J'ai fait, à mes frais, le tour de l'Afrique pour cela. Mais le premier chef d’État à me soutenir n'était pas un Africain: c'était le Français Georges Pompidou. Je me suis aperçu que les dirigeants africains avaient leurs priorités ailleurs."

Homme volage et amateur de sorties, il laisse quelques souvenirs aux demoiselles des villes où il séjourne. Parmi ses quelques enfants plus ou moins légitimes, l’un d'eux, William N’Jo Léa fera plus tard une apparition, discrète, sur les terrains de l’hexagone (PSG, Brest, Lens, Caen notamment).


L'UNFP est fondée en 1960, N'jo Léa en est l'un des instigateurs

Mais le 24 octobre 2006, une triste nouvelle assombrit l’horizon bleuté du peuple vert. On apprend alors de Douala, le décès de cette icône du foot stéphanois. Une minute de silence sera observée en son honneur à Geoffroy-Guichard lors d'une victoire (forcément) face à l'OM le lendemain.
Les grands clubs ne meurent jamais mais les légendes, elles, disparaissent. Car soyons en tous bien conscients, anciens ou jeunes supporters, le joueur et par delà l’homme qui disparut à l’âge de 75 ans, après une année passée sur un lit d’hôpital, fut une réelle légende du foot stéphanois, une panthère avant toutes les autres panthères, et sans doute le premier grand idéaliste du football en général.

Et même si les légendes disparaissent, elles restent toujours présentes dans nos cœurs et dans notre esprit. Comme disait un adversaire des Verts une veille de match: "Geoffroy-Guichard est si particulier qu’on a l’impression qu’à tous moments, on pourrait y voir ressurgir des fantômes". Nul doute que les plus passionnés d’entre nous verront encore longtemps les grandes courses de cet attaquant félin et racé...