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Après avoir animé "Apostrophes" à 724 reprises de 1975 à 1990, Bernard Pivot a créé Bouillon de culture en janvier 1991. Cette émission abordait la littérature mais aussi le cinéma, le théâtre, les arts. Le 29 juin 2001, Bernard Pivot met un terme à ce rendez-vous culturel hebdomadaire. Souhaitant prendre du recul, ce passionné de football et de bons vins animera ensuite pendant quatre ans une émission mensuelle intitulée "Double je" consacrée aux étrangers qui ont choisi d'ajouter la culture et la langue françaises à leur culture originelle.
Mais Bernard Pivot est surtout le plus lettré des supporters de l'ASSE...
Supporter déclaré de l’ASSE, Bernard Pivot confiait dans les années 80: "Ma tête est un stade où courent des dizaines et des dizaines de maillots verts. Vivrai-je cent ans que ma mémoire restera verte".
Le "Roi Lire", né le 5 mai 1935 est lui aussi toujours vert. Il était revenu longuement sur sa passion des Verts lors d'un entretien mis en ligne sur Asse-Online le 5 mai 2005. Nous vous proposons de (re)lire cette interview.
Bernard Pivot et son incontournable plateau de "Bouillon de Culture"
Vous avez fréquenté les habits verts et les maillots verts. Est-il plus difficile d’entrer à l’Académie française ou à l’ASSE ?
Je pense qu’il est plus difficile d’entrer à l’Académie Française. Certes, les Immortels sont quarante alors que les joueurs professionnels stéphanois doivent être une vingtaine. Mais lorsqu’on siège sous la Coupole, c’est pour la vie, on n’y connaît pas le contrat à temps. Les académiciens ne sont pas transférables, leur déclin intellectuel n’entraîne pas leur départ. A l’ASSE, l’équipe est partiellement renouvelée chaque saison. Il faut dire que la carrière de footballeur est assez courte, la plupart des joueurs arrêtant vers 32 ans. Un âge inconcevable pour porter l’habit vert: aujourd’hui, le plus jeune des académiciens a sans doute près de 60 ans !
Ce qui serait beau, c’est de voir un maillot vert devenir un habit vert. Pourquoi pas Dominique Rocheteau ? J’ai appris qu’il vient de publier son autobiographie aux éditions du Cherche Midi. Il faudrait peut-être faire une campagne pour que Rocheteau rejoigne le quai Conti. On l’appelait l’Ange Vert, rien ne s’oppose à ce qu’il rejoigne les Immortels !
Hélas, il est peu probable qu’un tel évènement puisse arriver car les académiciens sont peu portés sur le sport en général et le football en particulier, mis à part Erik Orsenna.
Qui a fait le meilleur recrutement: l’Académie avec Giscard ou l’ASSE avec Zokora ?
L’ASSE avec Zokora, sans barguigner ! [ndlr: "barguigner" signifie hésiter; ce verbe fait partie des "100 mots à sauver" retenus par Bernard Pivot dans son ouvrage publié en 2004 chez Albin Michel]
Comment est née votre passion pour le football ?
Je me suis pris de passion pour le football dès l’âge de 9-10 ans. A l’époque, j’étais pensionnaire dans un établissement situé dans le quartier de la Croix-Rousse, à Lyon. J’ai commencé à jouer au Football Club Saint-Louis, j’ai ensuite fait partie de l’équipe du lycée Ampère. Ah, j’étais vraiment un mordu du foot, et je prenais très à cœur les deux matches hebdomadaires, notamment ceux du jeudi après-midi, d’autant plus qu’il y avait un enjeu intéressant : en cas de victoire, notre professeur de mathématique, grand passionné de ballon rond, nous dispensait d’interro !
Ce que j’appréciais par-dessus tout, c’était la joie de jouer en équipe et de retrouver mes copains sur un terrain. Etant internes, le sport nous donnait l’occasion de nous illustrer à l’extérieur du collège. C’est pourquoi j’ai rapidement associé le football aux notions de plaisir, de liberté, de conquête.
Après le bac, j’ai continué à jouer au football jusqu’à l’âge de 20 ans et je me souviens avoir disputé quelques matches lorsque j’étais étudiant à la fac de droit.
Quel était votre poste de prédilection Bernard ? Pivot, comme José Aloisio ou Lilian Compan ?
Je jouais inter. C’est le nom qu’on donnait à l’époque aux joueurs évoluant au milieu du terrain.
Quel type de joueur étiez-vous ? Un aboyeur, un porteur d’eau, un canonnier, un bourrin, un artiste ?
J’étais un joueur hélas trop limité techniquement mais je pense que j’étais doté d’une bonne vision du jeu. Je n’étais pas un joueur brillant, mais je n’ai jamais été de ceux qu’on accablait après une défaite. Sur le terrain, j’étais appliqué, tenace, opiniâtre. Je me dépensais sans compter, je"mouillais le maillot" pour reprendre une expression répandue chez les amateurs de football.
Avez-vous connu souvent le "bonheur orgastique de shooter et de marquer" que vous évoquez dans votre livre "Le Football en vert" ?
Il m’est arrivé de marquer quelques buts, j’aurais pu en marquer davantage mais je tirais souvent sur la transversale.
"Le Football en Vert", le livre mémoire de Bernard Pivot
Ah, ces satanés poteaux carrés… Votre plus beau but est-il le penalty que vous avez marqué à Jean Castaneda au Stade de France en marge de l’enregistrement de la finale des Dicos d’or 1997 ?
Non, j’ai marqué de plus beaux buts quand je jouais cadet puis junior. Mais j’ai été content de tromper Jean Castaneda lors de cette séance de tirs au but car Francis Huster, qui joue régulièrement au football, n’a pas réussi à marquer face à l’ancien gardien des Verts!
En réalité, je n’ai jamais été un grand buteur. En tant que joueur, j’étais plus un passeur qu’un finisseur.
Vous êtes ensuite devenu un formidable "passeur" d'envies littéraires et d'émotions artistiques… Lyonnais de naissance, vous êtes pour Saint-Étienne. Longtemps votre cœur a balancé entre l’OL et l’ASSE. Pour quelles raisons êtes vous devenu un supporter des Verts ?
Ma mère était du Rhône, mais mon père était de Saint-Symphorien-de-Lay, près de Roanne, dans la Loire. Il aimait le sport, je me souviens avoir vu plusieurs matches de l’équipe de rugby à XIII de Villeurbanne en sa compagnie. Il m’emmenait également au stade des Iris pour voir les matches du LOU, l’ancêtre de l’Olympique Lyonnais. Mais à l’époque, Lyon n’avait pas de très bons résultats, le club évoluait en deuxième division, et j’ai du me coltiner des LOU-Le Mans, LOU-Alès, etc. Heureusement, mon père m'a enseigné la route du stade Geoffroy-Guichard. On partait dans sa camionnette pour assister aux matches de l’ASSE, à l’époque les rencontres avaient lieu le dimanche après-midi. Adolescent, je me considérais à la fois comme un supporter de Lyon, ma ville natale, et de Saint-Etienne, sa rivale régionale. J’admirais surtout les joueurs stéphanois comme Rachid Mekloufi, et lorsque Saint-Etienne a entrepris la conquête de l’Europe, j’ai basculé corps et âme du côté des Verts! Je suis devenu un passionné des Verts, et j'ai vécu beaucoup de rencontres dans le chaudron. Les soirs de match à Saint-Etienne, je pouvais compter sur l'hospitalité d'un ami vétérinaire qui m'hébergeait à Saint-Chamond.
Que représente le derby pour vous ? Quels sont vos plus grands souvenirs de derby ?
Le derby a d’abord représenté un drame cornélien, à l’époque où j’étais partagé entre les deux clubs. Ensuite, j’ai toujours supporté Saint-Étienne face à l’OL. Mais je n’ai jamais fait partie des supporters stéphanois qui se réjouissent dès que Lyon perd un match. Je me rappelle évidemment quelques succès éclatants des Verts face aux gones, à Gerland notamment. Mais curieusement les derbies ne me laissent pas de souvenirs impérissables. J’ai davantage en mémoire les exploits des Verts en Coupe d’Europe et certains de leurs matches contre Marseille ou Nantes par exemple. L’atmosphère des derbies m’a souvent déplu, car la rivalité se transforme en animosité et peut donner lieu à des débordements entre supporters des deux clubs. Or je suis quelqu'un de doux, de pacifique. Je n’apprécie pas la violence dans le football.
Dans "Le football en Vert", vous écrivez : "Ma modeste mémoire est pleine de matches de Saint-Étienne comme elle est remplie de films de Truffaut et de romans de Modiano. Des uns et des autres, je n’en retiens que quelques scènes, quelques moments. Mais superbes". Quelles scènes vous ont particulièrement frappé ou ému chez Truffaut et Modiano ?
Ah, il y en a tellement… J’aime beaucoup "La Nuit Américaine", l’un des chefs-d’œuvre de Truffaut. Dans ce film qui raconte l'histoire d'un tournage, Jean-Pierre Léaud demande sans cesse sur le plateau: "Est-ce que les femmes sont magiques ?". Une autre scène de Truffaut m’a marqué: quand Catherine (Jeanne Moreau) demande à Jim de l’accompagner dans sa voiture sous le regard de Jules. J’ai encore en mémoire le sourire que Jeanne Moreau adresse à Jim avant de se donner la mort avec lui en précipitant la voiture dans l’eau.
En ce qui concerne Modiano, je retiens surtout l’atmosphère particulière de ses romans. J’aime l’univers de Modiano et je me laisse toujours emporter avec plaisir par les déambulations de ses personnages dans la ville.
Concernant les Verts, quelles images marquantes, quels matches vous reviennent spontanément à l’esprit ?
Le match retour Saint-Étienne-Kiev. J’étais dans les tribunes ce soir-là, alors que je n’avais pas pu assister au match aller. A l’époque ça m’avait contrarié, car j’ai participé à de nombreux déplacements: j’étais bien sûr à Glasgow lors de la finale, mais j’ai également soutenu les Verts dans d’autres pays européens. Je me souviens avoir assisté aux matches des Verts à Eindhoven. A l’heure où on parle beaucoup du PSV, je constate qu’à l’époque les Français arrivaient à éliminer les Hollandais.
Mais revenons à ce match contre Kiev. En deuxième mi-temps, alors que les deux équipes sont toujours à égalité 0-0, le redoutable attaquant ukrainien Blokhine se débarrasse de Gérard Janvion avant de passer Christian Lopez. Je me souviens de cette action comme si c’était hier: Blokhine se présente devant Curkovic. S’il marque, les Verts sont à coup sûr éliminés car ils ont perdu 2-0 à Kiev. Mais Blokhine tergiverse et Lopez revient sur lui suffisamment vite pour lui prendre le ballon, plus avec sa cuisse qu’avec son pied. Sur la contre-attaque, Hervé Revelli marque. Un revirement de situation exceptionnel, car les Verts sont ensuite déchaînés, Larqué inscrit un second but. Et comment oublier le but de la qualification inscrit dans les prolongations de ce match par Rocheteau sur un centre de Patrick Revelli ?
Extrait du "Football en Vert" sur le sauvetage de Lopez sur Blokhine
Je garde également un excellent souvenir de la victoire des Verts à Hambourg, quelques années plus tard. C’est probablement le meilleur match des Verts à l’extérieur auquel j’ai assisté. A l’époque, les Allemands avaient une équipe redoutable et le président Roger Rocher était plutôt pessimiste avant la rencontre. Il avait tenu à ce que le match ne soit pas diffusé à la télévision car il craignait énormément les Allemands. Avant le match, je lui avait dit: "Vous avez eu tort, je pense que les Verts sont capables de créer l’exploit". J’étais optimiste, mais j’ai tout de même été surpris par l’ampleur du score : 5-0 pour les Verts… un véritable triomphe ! Platini avait inscrit un doublé et je me souviens que le jeune Laurent Paganelli avait été très bon ce soir-là !
Un autre match m’a profondément marqué: une qualification des Verts en coupe de France face à Nantes au terme d’un scénario assez incroyable. Au match aller, les Stéphanois s’étaient inclinés 3-0 à Nantes. Lors du match retour à Geoffroy Guichard, les Verts ont réussi à inverser la tendance. Si je me souviens bien, les Canaris avait marqué en début de match un but refusé pour hors-jeu. Saint-Etienne est parvenu à marquer 3 buts dans le temps réglementaire. Au début des prolongations, Nantes a inscrit un but. Les Verts étaient quasiment éliminés, car ils devaient marquer deux fois pour espérer se qualifier. Ils ont réussi ce formidable exploit: Hervé Revelli, le dos au but de Nantes, a marqué du haut du crâne à quelques minutes de la fin de ce match fou !
J’ai bien sûr bien d’autres images fortes qui reviennent à ma mémoire: je pense notamment aux montées rageuses d’Oswaldo Piazza, qui partait crinière au vent à l’assaut de ses adversaires. Quand je pense que maintenant il est chauve ! Je me souviens également de quelques buts d’exception, comme la reprise de volée de Jean-Michel Larqué en finale de coupe de France contre Lens ou encore la formidable frappe du gauche de Dominique Bathenay lors d’un match intense à Liverpool.
Quels sont les joueurs stéphanois qui vous ont le plus impressionné ?
Beaucoup de grands joueurs ont marqué l’histoire de l’ASSE. A mes yeux, les deux meilleurs toutes périodes confondues sont Rachid Mekloufi et Salif Keita.
Mekloufi était un joueur de très grande classe: c’était un meneur de jeu clairvoyant doté d’une frappe redoutable. Mekloufi m’a enchanté, c’est probablement l’ancien Vert qui m’a le plus impressionné. Il a marqué à jamais l’histoire du club, et n’oublions pas qu’il a eu un parcours étonnant: arrivé très jeune à Saint-Etienne, il a gagné le premier titre de champion de France des Verts en 1957. Lorsque la guerre d’Algérie a éclaté, il a quitté la France et a rejoint les rangs du FLN. Après la guerre, il est revenu à Saint-Etienne…et les Verts ont gagné le championnat de France pour la deuxième fois !
Salif Keita était également un merveilleux joueur: capable de jouer aussi bien en numéro 10 qu’en numéro 9, c’était un joueur d’une élégance rare et d’une grande intelligence. Excellent passeur, c’était aussi un buteur prolifique. Il a eu un destin peu banal, quand on repense aux conditions rocambolesques de son arrivée dans le Forez. Keita, un très grand joueur, assurément!
D’une manière générale, j’ai toujours été sensible aux prestations des joueurs qui font preuve d’intelligence sur le terrain: je pense notamment à Jean-Michel Larqué, qui fut un capitaine lucide, entreprenant. Je pense également à Michel Platini, qui jouait juste et dégageait l’impression d’une étonnante facilité. Platini était un formidable stratège.
Dans un autre registre, j’avais une affection particulière pour certains joueurs, comme Jacques Zimako. C’était un joueur imprévisible et déroutant. Il m’amusait car parfois il courait tellement vite qu’il oubliait le ballon en cours de route. Zimako était vraiment un joueur étonnant: il était capable de rater d’énormes occasions en tirant dans les nuages, mais à côté de ça il a marqué plusieurs fois sur des corners directs !
Par ailleurs, j’ai toujours aimé les joueurs de devoir, les coéquipiers exemplaires, comme Gérard Farison et Christian Synaeghel. Moins médiatisés que certains Verts, ils jouaient un rôle capital au sein de l’équipe. Je me suis identifié à ces joueurs, car ils incarnaient des valeurs auxquelles je suis attaché: l’ardeur, l’opiniâtreté, la persévérance. Farison et Synaeghel n’étaient pas des vedettes, mais ils permettaient à d’autres joueurs de briller. Ils n’étaient pas des artistes mais ils se dévouaient pour l’équipe. C’est vraiment dommage qu’il se soient blessés à quelques jours de la finale de Glasgow, ils ont vraiment manqué à leurs coéquipiers contre le Bayern!
Bernard Pivot en 1975, époque de sa passion pour l'ASSE
L'an dernier, vous avez écrit la préface du livre "Robert Herbin : Le football, mot à maux"", (Ed. Borée, 2004). Quel regard portez-vous sur le Sphinx ?
Robert Herbin est un personnage fascinant. Ce fut d'abord un grand joueur aussi bien en défense centrale qu'au milieu de terrain. Avec sa grande tignasse rousse, on ne risquait pas de le confondre avec un autre. Sur le terrain, il en imposait déjà par sa détermination, son sang froid et sa lucidité. A 32 ans, Herbin est passé du statut de joueur à celui d'entraîneur. Malgré son inexpérience, il s'est imposé avec brio à la tête de l'équipe. Son palmarès d'entraîneur force le respect et suscite l'admiration. Consciencieux, rigoureux, Herbin a mis en oeuvre de nouvelles méthodes d"entraînement. Son sens psychologique lui a permis de devenir un grand éducateur. Sous sa direction, certains joueurs inconnus sont devenus des joueurs reconnus. Ce qui caractérise Herbin, c'est aussi sa légendaire impassibilité. Comparé aux nombreux entraîneurs qui éructent sur leur banc, le Sphinx faisait preuve d'une maîtrise impressionnante.
Votre livre sur les Verts date de 25 ans. Depuis, l'ASSE a connu plus de bas que de hauts. Votre passion est-elle restée intacte ?
La passion ne m’a jamais abandonné, malgré les nombreuses turbulences qui ont marqué l’histoire du club depuis 25 ans. J’ai été vraiment attristé par la zizanie entre Roger Rocher et Robert Herbin. Rocher a été un grand président, il a permis à l’ASSE d’acquérir un palmarès prestigieux et une renommée exceptionnelle. Un club doté de dirigeants solides et compétents a toutes les chances d’obtenir de bons résultats. Je considère qu’une partie de la réussite actuelle des Lyonnais est à mettre au crédit du président Aulas. On l’aime ou ne l’aime pas, mais force est de constater qu’il a su bâtir un club solide et performant.
Pour en revenir à Saint-Etienne, j’ai éprouvé du chagrin en voyant le club de mon cœur se débattre dans l’anonymat de la deuxième division. Comme tout supporter stéphanois, ça m’a fait mal de voir les Verts s’enfoncer dans la médiocrité. Depuis 25 ans, le club a certes connu des embellies. Mais l’ASSE a surtout été marquée par une certaine instabilité liée à quelques affaires extra-sportives.
N’oublions pas toutefois qu’il est très dur pour un club de rester au sommet. En tout cas en France. Dans certains championnats étrangers, c’est différent: le Bayern en Allemagne et Manchester United en Angleterre jouent les premiers rôles de leurs championnats respectifs depuis forts longtemps.
La chute de Saint-Etienne a été d’autant plus difficile à accepter que le club bénéficie d’une popularité unique en France. L’ASSE continue de susciter un engouement exceptionnel, le club a toujours pu compter sur la ferveur de ses supporters, même lorsque l’équipe disputait d’obscures rencontres de D2.
J’ai vraiment eu peur lorsque les Verts étaient aux portes de la relégation en national. Bon sang, comment un club comme Saint-Etienne pouvait se retrouver dans une telle situation ? Je me demandais pourquoi aucun industriel n’investissait dans l’ASSE alors qu’un club comme Strasbourg par exemple bénéficiait de l’implication de Mac Cormack. Pour moi, c’était incompréhensible qu’aucune entreprise ne souhaite reprendre un club aussi prestigieux que Saint-Etienne !
Bernard Pivot au Stade de France en avril 2013
pour la finale de Coupe de la Ligue ASSE-Rennes
Fan des Verts lors de l'épopée européenne, continuez-vous d'aller au stade pour supporter les joueurs stéphanois ? Quel est votre dernier match marquant à Geoffroy Guichard ?
Je continue évidemment de suivre avec attention le parcours des Verts. Lorsque je suis disponible, je suis toujours heureux de voir leurs matches à la télévision. En revanche, j’ai moins l’occasion d’aller les voir au stade du fait de changements intervenus dans ma vie privée. Je suis retourné quelquefois dans le Chaudron au cours des 20 dernières années mais mon dernier match vraiment marquant à Geoffroy Guichard ne date pas d’hier: c’était un match de deuxième division opposant Saint-Etienne au Puy. Un incroyable derby, joué dans un stade plein à craquer. L’ambiance était du tonnerre mais je me souviens avoir éprouvé un sentiment de formidable mélancolie en regardant ce match: c’était un peu triste de voir les Verts disputer un match de gala face au Puy, quand on pense que quelques années auparavant les Stéphanois brillaient en coupe d’Europe !
Que pensez-vous du parcours des Verts en cette saison 2004-05 ?
Les Verts réalisent un très bon parcours, et je dois dire que c’est une heureuse surprise car le club a connu une intersaison mouvementée. Elie Baup a éprouvé des difficultés lors de sa première expérience stéphanoise mais je l’ai toujours considéré comme un bon entraîneur. Je ne connais pas personnellement la nouvelle direction de l’ASSE mais j’ai le sentiment que le club est reparti dans de bonnes mains. Je suis satisfait de voir que l’équipe stéphanoise est composée de bons éléments, et je trouve que le recrutement a été plutôt judicieux. Ça nous change de l’époque où le club achetait un peu n’importe qui. Il y a quelques années, on a fait venir des joueurs d’une médiocrité affligeante, j’étais sidéré par le manque de pertinence des recruteurs stéphanois.
Saint-Etienne réalise une très belle saison pour un promu. Les Verts développent un jeu offensif et ils font preuve de générosité dans l’effort. A un moment, l’équipe a même été la meilleure attaque du championnat. Certes, ça n’a pas duré, mais c’est un signe intéressant. Désormais, j’espère que le club va enfin se stabiliser en première division en progressant de façon méthodique, sans brûler les étapes.
Il y a un point qui me tracasse un peu: les Verts ont été éliminés assez tôt de la Coupe Gambardella. J’espère que des joueurs formés au club arriveront à intégrer l’équipe première. J’aimerais que le club mette l’accent sur la qualité du centre de formation. A mes yeux, il faudrait que chaque année 2 joueurs formés au club signent un contrat de joueur professionnel. A une certaine époque, la formation a été un peu oubliée, les dirigeants préférant recruter des joueurs coûteux. Mais il en est d’un centre de formation comme d’un vignoble : les années sont inégales, les crus changeants. J’espère que l’ASSE sortira bientôt des grands crus !
Roland Romeyer et Bernard Pivot en octobre 2013
Cette année, quels sont les joueurs stéphanois que vous appréciez particulièrement ?
Il y a un joueur que j’aime beaucoup, c’est Julien Sablé. C’est un joueur combatif, tenace qui a un état d’esprit remarquable. Son amour du maillot est manifeste, on sent qu’il est profondément attaché à l’ASSE. Fort logiquement, il est le capitaine de l’équipe car il en est la figure emblématique, comme Piazza a l’époque de l’épopée européenne.
Il y a un autre joueur que j’apprécie particulièrement, c’est Jérémie Janot. Je suis impressionné par ses performances. Il est plutôt petit comme gardien, un Dida fait deux Janot. Mais il compense sa petite taille par une détente remarquable et par ses qualités de réflexe et d’explosivité. Rassurant, parfois décisif, Janot fait désormais partie des meilleurs gardiens du championnat. D’ailleurs, je constate que L’Equipe et France Football lui décernent souvent une bonne note.
D’autres joueurs m’ont fait forte impression cette saison : David Hellebuyck et Didier Zokora. Sur le front de l’attaque, je trouve que Piquionne est un joueur de qualité mais il est irrégulier.
Au cours du passionnant entretien que vous avez accordé à Pierre Nora ("Le métier de lire", Ed. Gallimard, Folio, 2001), vous avez déclaré : "Il y a toujours quelque chose à retenir d'un médiocre match de football : une talonnade, un tir sur la transversale, un joli geste technique". Qu'avez-vous retenu de la demi-finale de la coupe de la ligue Strasbourg-Saint-Etienne ?
Pas grand-chose, je l’avoue! Je n’ai pas reconnu les Verts. Alors qu’ils avaient été percutants et réalistes en s’imposant brillamment à Lens le tour précédent, ils sont passés à côté de leur match à Strasbourg. C’est le seul regret d’une saison globalement réussie.
C’est dommage car les Verts étaient déjà passés très près de la finale l’an dernier, en perdant contre Sochaux à Geoffroy-Guichard. L’équipe était alors en deuxième division mais elle avait sorti un grand match. La première mi-temps avait été époustouflante, j’ai retrouvé lors de ce match les Verts conquérants que j’aime tant.
Les premières années d'Apostrophes ont coïncidé avec la fameuse épopée européenne des Verts. Pouvez-vous revenir sur le fâcheux lapsus que vous avez évoqué lors de votre entretien à Pierre Nora, concernant Ipswich ?
J’avais fait le déplacement à Ipswich pour supporter Saint-Etienne en Coupe d’Europe. Deux jours plus tard, à Apostrophes , on parle du nazisme, du génocide, et je m’entends encore, avec épouvante, poser une question, non sur Auschwitz, mais "sur le camp d’Ips…". Je n’ai pas prononcé le nom entièrement, mais le lapsus était flagrant. J’ai reçu une dizaine de lettres indignées, la moitié anonymes, où j’étais accusé d’antisémitisme.
Responsable de l'émission culturelle "Double-je" sur France 2, vous avez commenté des matches de football pour TV5. Quelles sont les expressions du foot que vous préférez ?
Il y a une expression que j'aime beaucoup, même si elle est désuète : c'est "mettre la soutane". J'ai souvent entendue cette formule imagée lors que je jouais au pensionnat Saint-Louis à Lyon. "Mettre la soutane" ou "faire soutane", c'est empêcher un adversaire de faire un petit pont. Si l'on met la soutane, le ballon ne peut pas passer entre les jambes !
Quelles sont les expressions du foot que vous n'aimez pas ?
Je n’aime pas les expressions guerrières, du genre "on va mettre le feu au stade", "on va les tuer". Le football doit rester un jeu, une fête. Il y a déjà suffisamment de violence en marge des matches de football. Rien ne sert d’en rajouter en recourant à des expressions belliqueuses.
Par ailleurs, je n’apprécie pas l’expression "vendanger une occasion" car pour moi il s’agit d’un contresens. Vendanger, c’est récolter les raisins pour faire le vin. C’est une action positive, qui aboutit à un enrichissement, d’autant plus que tous ceux qui ont déjà participé à des vendanges savent pertinemment qu’il s’agit d’un grand moment, dans un climat de gaieté. Au football, "vendanger une occasion" signifie louper, rater lamentablement une occasion. Je ne comprends pas, ça devrait avoir le sens inverse ! J’en ai d’ailleurs fait la remarque à Jean-Michel Larqué, qui use et abuse de cette expression dans ses commentaires.
Jean-Michel Larqué, ami de Pivot, face à Lens en 1975
(extrait du "Football en Vert")
Le foot c'est avant tout du plaisir, le vin aussi. Dans une de vos fameuses dictées, vous vous proclamez "disciple de Bacchus" et "devant des château-lafite, des côtes-de-nuit-villages, des beaumes-de-venise", vous évoquez "la poésie du ban des vendanges, de la pipette, du tire-bouchon, des fillettes, des dames-jeannes." Est-ce que le talent qui émoustille votre cerveau vient du beaujolais nouveau ? D'où vient votre passion pour le Beaujolais ?
J'ai passé mon enfance à Quincié-en-Beaujolais, j'ai une maison familiale là-bas. Ayant des vignerons dans ma famille, j'ai très vite été initié au plaisir du vin.
Vous êtes-vous empoisonné en goûtant du OL-Beaujolais ?
Non, je ne me suis pas empoisonné ! Je connais celui qui le produit. Pour être honnête, ce n'est pas un vin renversant, mais il est honorable, comme l'OL côtes-du-rhône.
En dehors du Beaujolais, quels sont vos coups de coeur ? Vos vins préférés ?
J'aime les grands vins, mes goûts sont variés, j'ai un petit faible pour les bons bourgognes.
D’ailleurs lors du dernier numéro de "Bouillon de culture", à la question "La plante, l’arbre ou l’animal dans lequel vous aimeriez être réincarné ?", vous avez répondu: "un cep de la romanée-conti". On dirait du Claude Simonet ! Et à part les bons bourgognes, vous aimez quoi ?
J’aime également certains bordeaux et le bon champagne. Mais bon on va s’arrêter là, car si on commence à rentrer dans le détail, on risque d’en avoir pour deux heures !
Platini et Pivot en pleine représentation lors de l'arbre de Noël
des Associés Supporters 1980 (photo le Progrès)
Bernard, je vous propose de clore notre entretien par un petit "foot-questionnaire": Votre équipe préférée ?
Evidemment, les Verts !
L'équipe que vous détestez ?
Je ne déteste aucune équipe, mais je n’ai pas trop aimé l’OM qui piquait nos joueurs (époque Carnus-Bosquier) et je ne portais pas dans mon cœur l’OM qui trichait de l’époque Tapie. En revanche, j'aime bien Auxerre car Guy Roux découvre toujours des joueurs talentueux, j’aime également Lens pour son public et j’apprécie le PSG, que je vais voir jouer de temps en temps au Parc des Princes. Bon, cette année, le spectacle proposé par Paris n’était vraiment pas terrible !
Votre geste technique favori ?
Un but marqué en retourné, car c'est un geste spectaculaire.
Le son, le bruit du stade que vous aimez ?
L'immense et puissante clameur du public stéphanois.
Le son, le bruit du stade que vous détestez ?
Les injures, les invectives.
Votre juron, gros mot ou blasphème favori lors d'un match ?
Sincèrement, je n’en ai pas. Je suis plutôt calme quand je regarde un match. J’ai 70 ans, quand je vais au stade je ne reprends pas les slogans lancés par les kops. Je me comporte comme si j’étais dans une salle de théâtre. Même quand j’étais plus jeune, je n’ai jamais été un braillard. Je ne siffle pas l’équipe adverse, en revanche je n’ai jamais été avare en applaudissements pour encourager les joueurs stéphanois.
Un footballeur pour illustrer un nouveau billet de banque ?
Robert Herbin.
Le métier du foot que vous n'auriez pas aimé faire ?
Entraîneur, car c'est un poste trop exposé: quelques mauvais résultats et hop, on risque d'être viré comme un malpropre ! C'est vraiment un métier de chien !
Le joueur, l'entraîneur ou l'arbitre dans lequel vous aimeriez être réincarné ?
J'aimerais être réincarné dans un nouveau Platini.
Si le Dieu du football existe (on aurait entraperçu sa main lors d'un Angleterre-Argentine resté célèbre), qu'aimeriez-vous, après votre mort, l'entendre vous dire ?
Vous avez de la chance, les anciens Verts sont là !