Après nous avoir invité à quitter la banlieue pour l'Europe, le potonaute Dodo s'attaque aux Coupes du monde !
Coupes du monde
"Certes c'est dommage, mais finalement n'a-t-on pas évité le pire, et au fond ne devrait-on pas plutôt remercier les Allemands ?" C'est ce qu'on se disait, ce soir-là, avec Trifon. J'avais invité Trifon Ivanov à venir voir le match et manger un yahourt. L'Allemagne venait de battre la France 1-0 et nous dissertions sur l'opportunité géopolitique de remercier les Allemands en ces périodes de commémoration du centenaire de la grande boucherie universelle.
"Tout de même, remercier les Allemands...". Trifon s'interrogeait. "C'est peut-être un peu exagéré. Pourquoi pas une pelle à Merkel, tant qu'on y est."
Je visualisais la scène... Le loup bulgare au bras du panzer du Brandebourg... Cela me semblait finalement assez assorti.
"Ah, ne faisons pas la fine bouche, si on comptait sur les Croates on serait pas prêts de récupérer l'Alsace et la Lorraine, comme disait François-Ferdinand !"
"François-Ferdi avait plutôt des vues sur Belgrade et Sofia, non ?"
"Peut-être. Ou peut-être lorgnait-il seulement la belle et grande Sophie, duchesse morganatique à ses heures perdues, qui étaient nombreuses. L'interprète aura mal compris."
Trifon fit mine de réfléchir un instant, puis acquiesça. Nous conclûmes que l'origine de la grande guerre était à chercher dans un banal problème de traduction et reprîmes du yahourt.
Oui, nous en étions sûrs maintenant, une information mal relayée, l'archiduc qui chatouille les nationalismes balkaniques d'innocentes plaisanteries surannées, une incompréhension fatale à une époque où twitter un mot d'excuse ne serait venu à l'idée de personne, un malentendu diplomatique, Kostadinov qui machouille son bulgare, et voilà comment on se retrouve le nez dans la boue des tranchées du Chemin des dames, mais pas celui qu'on croyait. Quatre ans d'enfer tout ça parce qu'un traducteur n'a pas compris l'Emil. A moins que ce ne soit la faute à Ginola, à Rousseau, ou à Voltaire. Le yahourt nous égarait.
"Ne faisons pas la fine bouche ! Ne soyons pas trop à cheval sur le Prinzip ! Le principal était alors bien d'éviter l'empire et d'avoir le cheval dans les lasagnes plutôt que sur le dos ! " déclamais-je un brin chancelant. Je regardais Trifon et voyais la chancelière, et l'évidence sautait aux yeux : nous avions évité le pire et on devrait remercier les Allemands.
A Saint-Etienne, place Jules Guesde, il y avait il y a quelques années un coiffeur. Non, pas un Charbonnier ou un Chimbonda égaré là cherchant un banc à cirer en période de coupe du monde, je parle d'un coiffeur, un vrai, un qui te coupe les cheveux en échange de quelques billets, un qui te parle de la pluie et du beau temps vingt minutes durant, un qui te tripote le crâne comme si c'était le sien, qui le pousse en avant, en arrière, sur le côté, qui t'écarte sans demander la permission cette oreille qui gène le passage des ciseaux, un qui met RTL2 en fond sonore et qui commente les actualités locales et internationales, les chiens écrasés et le Proche-Orient avec le même aplomb que la station debout lui confère. Toi tu es assis, tu es inférieur, tu es venu là résigné, tu te dis que la prochaine fois tu feras ça toi-même, tu n'as pas envie de faire la conversation, mais le pire est que tu te vois lui répondre, lui répondre des ah bon, des vous croyez, des je sais pas (tu ne veux pas polémiquer, ce type a des outils aiguisés), le pire est que tu te vois dans ce foutu miroir en face de toi et auquel tu ne peux pas échapper. Tu préfèrerais être chez le dentiste.
Le coiffeur de la place Jules Guesde, pourtant, faisait exception. Il était portugais. En quoi être portugais fait de vous un coiffeur pas comme les autres ? Eh bien, il ne parlait que de foot. Ça rendait sa conversation supportable. Il était supporter du Benfica, alors je lui expliquais que "longtemps j'ai cru que Benfica était la capitale du Portugal. Je le taquinais en soutenant que je préférais le Sporting (pour l'unique et très valable raison qu'ils jouaient en vert). Il n'aimait pas le Sporting, mais alors pas du tout. Le Sporting, c'était son OL à lui. Van Wolfswinkel était à peine né qu'il le détestait sans doute déjà par anticipation.
Oui Trifon nous avons évité le pire. Bien sûr j'aurais aimé voir la France mettre une historique branlée au Brésil en demi-finale. Mais aurait-on survécu à l'apocalypse capillaire ? Débordement du chinchilla de Debuchy qui centre... c'est repoussé de la tête par Tahiti Bob David Luiz... le chou romanesco de Marcelo relance sur le mesclun de Willian... la balle est interceptée grâce au pressing du duo de magnifiques créations 3D Pogba-Matuidi... Griezmann lancé à pleine vitesse hérite du cuir... et là c'est indéfinissable, ça irrite le cuir, ce curieux croisement entre le gendre idéal et un lévrier afghan tout juste sorti du toilettage.
Pendant ce temps-là, Ruffier, chevelu et jovial comme un adjudant-chef avant l'assaut, et Schneiderlin, Morgan à tifs, mais quand même moins que la duchesse citée plus haut, jouent les coiffeurs de luxe. Avec de telles coupes ils ne pouvaient pas espérer mieux.
Comprends-moi Trifon... A Saint-Etienne, chaque semaine je vois les tresses de Bayal et le petit palmier de Clément, ça leur donne des airs de petites filles qui sautillent dans la cour de l'école, c'est mignon tout plein, ça m'attendrit... Alors non Trifon, ces horreurs internationales, je ne les aurais pas supportées.
Ce soir-là, après la défaite de la France en quart-de-finale, désinhibés par l'abus de yahourt, nous décidâmes, Trifon et moi, de ne définitivement plus regarder cette coupe du monde afin de nous épargner le spectacle de ces crânes si étrangement ouvragés. Et c'est ainsi qu'on a loupé la rafraichissante branlée des onze pieux brésiliens et l'occasion de se marrer qui allait avec. ("La rafraichissante branlée des onze pieux brésiliens", idée de titre pour qui aurait un projet de film porno-samba à Copacabana, ndlr).
Place Jules Guesde (Jules Guesde dont la barbe, soit dit en passant, aurait fait pâlir d'envie les poilus demi-finalistes les plus audacieux), le coiffeur portugais avait un autre avantage que lui conféraient ses origines lusitaniennes. C'était une époque où les footballeurs n'avaient pas de créateurs capillaires personnels et de droit à l'image astronomiquement rémunérateur. Ils allaient au coiffeur, comme tout le monde, ou chez le coiffeur s'ils étaient pointilleux. Sur les photos, ils ne prenaient pas cette pose ridiculement martiale, les bras croisés, fixant l'objectif avec un regard de tueur à gages de bac à sable, c'était juste pour l'album panini, ça mangeait pas d'pain. Ils allaient se faire couper les tifs pour quelques francs chez le coupe-tif du quartier, ça lui faisait plaisir, ils causaient foot, sûrement évoquaient-ils la grande époque, c'était mieux avant, déjà, les types étaient plus abordables, ils se prenaient pas pour des stars vous comprenez, et M'sieur Herbin, vous le connaissez ?, il est comment en vrai ?, son coiffeur est en vacances ? et le coiffeur se marrait tout seul, fier de sa bonne blague.
Et c'est sans doute pour ne pas avoir à éprouver la solitude du coiffé qui n'a rien à dire face au miroir, pour ne pas se retrouver penaud à ne rien comprendre aux subtilités du champ lexical du cheveu quand on maitrise mal la langue de Racine, qu'une nouvelle recrue stéphanoise se mit en quête d'un coiffeur lusophone. Et c'est ainsi qu'un jour, alors que nous comparions les avantages et inconvénients respectifs de la crinière ourasienne de Joao Pinto et du bicorne toboggantesque de Sa Pinto, j'ai vu, dans le miroir, Alex Dias de Almeida débarquer chez mon coiffeur portugais.
Oui, j'ai vu Dieu.
Il allait chez le coiffeur.
(Il y a bien longtemps qu'il n'existe plus, ce modeste salon de coiffure de la place Jules Guesde. C'est surtout pour Brandao que ça me désolait...)
Dodo