Remis de son syndrome post-derby, le potonaute Dodo nous invite à quitter la banlieue pour l'Europe.
Longtemps j'ai cru que Benfica était la capitale du Portugal.
C'est en lisant Moravagine, épique roman magnifiquement foutraque de Blaise Cendrars, que j'y ai repensé. Les deux protagonistes, un psychopathe furieux héritier de noble famille hongroise et le médecin qui l'a aidé à fuir l'asile où il était interné, se retrouvent acteurs de la révolution russe de 1905. Eux et leur groupe planifient leur fuite s'ils devaient échouer à prendre le pouvoir après la série d'attentats qu'ils projettent de commettre dans tout le pays. Et c'est ainsi que "Ceux de Kalouga sont destinés à Vienne, via Orel, Berditchev et Lemberg."
Quel rapport avec la choucroute ? me direz-vous. Et quel rapport avec Benfica, capitale du Portugal de mon enfance ? Avec la choucroute, aucun, si ce n'est que Cendrars imagine la fuite en question dans des tonneaux de choucroute préalablement truqués et exportés par chemin de fer. Avec Benfica ? Euh... c'est un peu emberlificoté... :
Je savais que Lemberg était le nom allemand de Lvov ou Lviv, selon que l'on est russophone ou ukrainophone, et je savais que Lviv ou Lvov était à l'ouest de l'Ukraine, côté des gentils donc, ou côté des méchants, ça dépend si l'on a la virilité sensible à l'âme russe tendance race Poutine, ou si l'on préfère plutôt Boney M.
Berditchev me disait vaguement quelque chose, sans trop pouvoir situer. Quant à Orel, aucune idée où cela pouvait bien être.
Orel... Quand je lis, j'aime savoir où se passe l'intrigue. Ca m'énerve de lire un nom de ville et de ne pas être foutu de le planter sur une carte. Même si cela se passe au fin fond d'une campagne mexicaine ou dans un village perdu du Tadjikistan, il faut que je sache, que je visualise la zone sur la mappemonde, puis que j'aille, si possible, y faire un tour (le cul sur une chaise rivé devant l'ordinateur bien évidemment) (ah, ces outils modernes... ah, ces voyages immobiles...). Et donc Orel je savais pas, il était tard, l'ordinateur était éteint, et j'irai me coucher frustré, tant pis, je vérifierai demain. Rien à voir, me suggéraient mes pensées vagabondes, avec Christophe Ohrel, obscur milieu de terrain helvétique ayant fait une pige à l'ASSE. Tiens, l'ASSE... cette ville moldave, première étape du tour d'Europe des verts, comment s'appelait-elle déjà ? C'était quelque chose un peu comme ça, Orel, Ohrel, mais pas tout à fait, il y avait un -i- quelque part, me disais-je en essayant de me remémorer le nom de cet endroit, modeste Austerlitz d'une campagne européenne qui devait bientôt connaitre sa Bérézina. Je tentais de visualiser dans ma tête le trajet de Moravagine... Venant de Russie (mais où est exactement Kalouga ? je savais pas trop), passer par la Moldavie pour rejoindre Lviv, c'était jouable. Un peu tordu, mais possible, surtout si l'on considère que fuir la police du Tsar dans des tonneaux de choucroute est déjà un peu tordu en soi. Et puis dans ces régions les villes ont souvent plusieurs noms selon les langues et les époques, alors si Lemberg est devenue Lviv au fil de l'histoire, Orel a très bien pu gagner un -i- quelque part depuis Cendrars. J'allais dormir, convaincu que "ceux de Kalouga" n'avaient fait que précéder ceux de Saint-Etienne dans une seule et même ville moldave, et pas mécontent de ma petite enquête mentale.
Le lendemain je vérifiais. Orel est une ville de Russie, proche de l'Ukraine. Rien à voir avec Orhei, ville de Moldavie qui a pris 3-0 dont un but en voisin de Banel Nicolita. J'avais tout faux.
Longtemps j'ai cru que Benfica était la capitale du Portugal, puis je me suis rendu compte que s'il y avait Glasgow dans le nom des deux clubs, il semblait alors logique que Rangers et Celtic n'étaient pas deux grandes villes d'Ecosse.
Ca m'a fait réfléchir.
Werder ou Bremen ? Rosenborg ou Trondheim ? Wisla ou Krakow ? Besiktas ou Istanbul ? Feyenoord ou Rotterdam ? Parfois c'était encore plus compliqué : Sturm, Durisol, ou Graz ? Carl, Zeiss, ou Iéna ?
C'est ainsi, je crois, qu'adolescent les compétitions européennes et ce mystère qui entourait tous ces noms exotiques m'ont donné le goût de la géographie et des cartes, de l'histoire et des langues. Mon monde était alors infiniment plus vaste qu'il ne le fut par la suite, quand arrivèrent les voitures, les trains puis les avions, quand les noms sur les cartes des dictionnaires devenaient des réalités, et que le mystère s'amenuisait au fur et à mesure que le réel grandissait.
C'est ainsi que depuis fort longtemps je peux prononcer Panathinaikos, Mönchengladbach ou Dniepropetrovsk d'un trait, sans que ma langue ne fourche. (Mais ce n'est que récemment que j'ai appris, amusé et vaguement ému à la fois, que Galatasaray et le galetas où je passais mes après-midi d'enfant dans la poussière des combles où étaient remisés au hasard vieux livres, vieux vélos et vieux ballons avaient un point commun : la tour de Galata).
C'est ainsi que je sais qu'il y a une différence entre une "town" et une "city", sans trop comprendre pourquoi. Savoir inutile s'il en est. Peut-être est-ce important lors du derby entre Ipswich Town et Norwich City.
C'est ainsi que je sais ce qu'était un haïduk sans avoir jamais mis les pieds à Split.
Et quand j'ai mis les pieds, pour de vrai cette fois, à Budapest, les quartiers de Kispest, Ujpest ou Ferencvaros m'étaient presque familiers, j'avais lu ces mots dans mon album panini.
Parfois je m'évade même hors d'Europe. Mekloufi me raconte l'Algérie. Salif Keita me chante le Mali et le terminal de l'aéroport d'Orly. Feindouno vous emmène à Conakry. Et comment ne pas respirer le grand air de la pampa argentine au cours des longues chevauchées aux côtés de Piazza ?
(Je viens de l'apprendre, et j'y vois une sorte de coïncidence, comme un écho à un syndrome récent... c'est tout droit en provenance de Lanus que Piazza nous est arrivé... Et il y a quelques jours je suis tombé, par hasard je le jure, sur ce titre troupignesque sur l'Equipe.fr : "Lanus se fait surprendre". Je les soupçonne de n'avoir même pas fait exprès. Je m'étais pourtant dit que j'arrêtais avec les histoires de trous du cul... Bref...)
Donc je lisais Moravagine... Je tentais de situer une ville qui m'était inconnue et je l'ai prise pour une autre. Cette autre ville m'avait récemment interrogé... : Milsami ou Orhei ?
Benfica ou Lisbonne ? Et c'est en repensant à cette géographie approximative que j'ai compris pourquoi, aujourd'hui encore, j'aime bien quand les verts sont européens.
(nota : depuis peu un club a émergé, dont le nom, horriblement peu exotique, aurait sans doute décontenancé l'enfant du galetas : Evian, Thonon ET Gaillard ?)
Dodo