Troisième extrait de "Non Réconciliés", pièce de François Bégaudeau. Merci à l'auteur de "Jouer juste" pour son aimable autorisation !


Pirandelli

De retour sur le plateau d’On refait le match on refait le monde on rejoue la scène, toujours avec Sarah Straub et Gilles Bienheureux, qui dès la première partie nous ont délectés d’arguments merveilleusement contradictoires. Et quelque chose me dit que le plus chaud est à venir, que dis-je, le plus show.

 

Rabaj

Et à ce propos je souhaitais achever mon raisonnement quant à

 

Pirandelli

Ecoutez je crois qu’on en a compris les grandes lignes. Grandes lignes très discutables, n’est-ce pas Sarah ?

 

Sarah

Au bas mot.

 

Pirandelli

Et ce qui est discutable, il faut le discuter, c’est mon avis.

 

Rabaj

Je ne crois pas qu’on puisse discuter le constat que les oppositions intravillageoises ne se survivent que dans le pur réflexe adversatif.

 

Pirandelli

Oui oui, on a bien entendu, merci pour tout (vous nous en mettrez trois caisses). Et d’ailleurs Sarah vous nous disiez que…

 

Rabaj

C’est pourquoi à ce stade de la réflexion, et non pas à ce stade de Geoffroy-Guichard (il est content de sa blague), je parlerai d’un devenir-théâtre — je laisse à chacun le soin de mettre ou non un trait d’union entre devenir et théâtre — de la rivalité entre Saint-Etienne et Lyon. Je répète : d’un devenir théâtre de la rivalité entre Saint-Etienne et Lyon.

 

Pirandelli

Vous n’êtes pas drôle, Rabaj !

 

Rabaj

La vérité n’a pas vocation à être drôle. Si le monde est triste, la vérité l’est aussi. Je suis un baromètre et le baromètre n’est pas responsable de la température.

 

Pirandelli

Alors là pardon mais c’est imbittable. Les gens ne suivent plus. Les gens appellent pour dire qu’ils ne suivent plus.

 

Rabaj

Cette guerre de clochers est une construction. Une construction symbolique à vocation lucrative.

 

Pirandelli

Rabaj vous êtes un fâcheux, un ombrageux, un pointilleux, un chichiteux !

 

Rabaj

D’ailleurs l’imposture n’est pas inédite. Rappelons-nous le début des années 90, lorsqu’il arriva que les dirigeants des clubs de Marseille et de Paris s’entendent pour fabriquer ex-nihilo un affrontement dont le capital médiatique serait immédiatement convertible en capital tout court.

Un temps

Et ça a marché. Jeux du cirque. Spectacle.

 

Sarah

Non, pas ex-nihilo. Cette initiative ne partait pas de rien. Elle prenait acte d’une tension RÉELLE entre le Sud et le Nord, entre Marseille l’insoumise et Paris la jacobine !

 

Gilles

 D’un antagonisme historique entre les deux villes !

 

 

Pirandelle

Historique, Rabaj. His-to-rique !

 

Gilles

Au 17ème siècle le rattachement de Saint-Etienne au département du Rhône-et-Loire a placé la ville sous l’autorité de Lyon. Saint-Etienne ne s’est jamais remise de cet affront. Affront pourtant légitime, vu l’écart de taille entre les deux agglomérations...

 

Sarah

Pour ma part, je songeais plutôt à la légitime méfiance d’une ville ouvrière à l’égard d’une ville bourgeoise.

 

Pirandelli

Ouh, ça va loin ! C’est du gros dossier ça. On se frotte les mains. Moi-même je me frotte les mains. Regardez comme je me les frotte ! C’est un sacré frottement.

 

Rabaj

Simulacre. Mise en scène. Spectacle.

 

Sarah, à Rabaj

Passez une soirée à Gerland puis à Geoffroy-Guichard, vous verrez la différence physique entre un public populaire et un public de nantis !

 

Rabaj

Je n’ai pas l’habitude de fonder ma pensée sur des observations… empiriques.

 

Pirandelli, citant à son tour en lisant un papier

Quand vos pères étaient dans les mines, les nôtres inventaient le cinéma : Chant de supporter lyonnais en ré mineur.

 

Gilles, à Sarah

Et alors, vous en déduisez quoi ? En quoi ça fait valeur ? Les pauvres c’est plus sympa, c’est ça ? C’est très condescendant votre truc.

 

Pirandelli

Sarah vous ne pouvez pas laisser dire ça !

 

Sarah

Les pauvres n’aspirent pas à la sympathie, ils aspirent à la justice.

 

Gilles

Et cette aspiration est fort compréhensible.

 

Sarah, l’imitant :

« Et cette aspiration est fort compréhensible ». C’est ce ton, là, qui est condescendant.

 

Pirandelli

Gilles vous ne pouvez pas laisser dire ça !

 

Gilles

Oh si, le mieux c’est de laisser dire…

 

Pirandelli

Surtout pas ! Ici on ne laisse pas dire. Ici on se reprend, on se relance, on se houspille, on s’admoneste, on se vitupère, on s’esbignoute !

 

Sarah

La Capitale des Gaules, rien que ça.

 

Gilles

Plus personne ne dit Capitale des Gaules

 

Sarah

Jamais Saint-Etienne ne se serait attribué un nom pareil.

 

Gilles

Parce qu’elle ne l’est pas !

 

Sarah

Si on lui avait proposé, elle aurait refusé.

 

Gilles

Rassurez-vous, il ne viendrait à personne l’idée de lui proposer !

 

Sarah

Ca s’appelle l’humilité ouvrière, et vous devriez en prendre de la graine.

 

Pirandelli, même jeu

Quand vos pères inventaient le cinéma, les nôtres niquaient vos mères. Chant de supporter stéphanois en si majeur.

 

Gilles,

Vous n’avez pas le monopole de la classe ouvrière !

 

Pirandelli

Oh on dirait du Giscard. Présidentielles 74. Ca c’était du débat

 

Sarah

Ne parlez pas de ce que vous ignorez. Lyon et le prolétariat ça fait trois. Lyon c’est le négoce et la charcutaille, basta.

 

Pirandelli (qui souvent ponctue avec enthousiasme)

Basta cosi !

 

Sarah

Jamais les mains dans le cambouis, c’est la ligne du Lyonnais. Jamais aller au charbon. La mine c’est pour les autres, pour les prolos.

 

Rabaj, presque pour lui-même

Euh, il n’y a plus de mines en France…

 

Gilles

Et la soie lyonnaise on la fabrique comment ? La soierie c’est une industrie sans les mains peut-être ?

 

Pirandelli éclate d’un rire faux.

 

Sarah

Bon rappel ! Lyon c’est la soie. Pour péter dedans !

 

Pirandelli aspire d’admiration

 

Bienheureux

Bravo, très élégant.

 

Sarah

Et en se bouchant le nez bien sûr. Elégance oblige.

 

Pirandelli fait le geste de « cassé ».

 

Gilles

Les ouvriers-tisserands ils avaient du sang bleu ?

 

Pirandelli, en amplifiant

Ils avaient du sang bleu ?

 

Sarah

Les Canuts avaient du sang rouge, et la bourgeoisie lyonnaise l’a fait couler

 

Pirandelli

…l’a fait couler !

 

Gilles

Encore deux minutes et vous allez voir que la bourgeoisie lyonnaise aura déclenché la guerre 14

 

Sarah

La révolte des Canuts a été matée manu militari oui ou non ?

 

Gilles

Ne simplifiez pas des événements complexes.

 

Sarah

La révolte des Canuts a été matée manu militari.

 

Gilles

Avec des armes fabriquées où ? A la manufacture de Saint-Etienne.

 

Pirandelli

La Manu !

 

Sarah

Les ouvriers ne sont pas responsables de l’usage de ce qu’ils fabriquent

 

Gilles

Oui c’est ce que disaient les cheminots français en 42 !

 

Pirandelli

On approche du point Godwin, j’adore !

 

Rabaj

Non, non, le point Godwin désigne spécifiquement le moment où, dans un débat, on en vient à la Shoah. Soyons précis.

 

Pirandelli

Mais on y vient Rabaj, on y vient !

 

Sarah

Il y a eu beaucoup plus d’ouvriers que de patrons dans la résistance.

 

Pirandelli, à Rabaj

Ah ! Résistance ! Résistance, shoah. On y est.

 

Gilles

Mais c’est qu’il y a dans l’absolu beaucoup plus d’ouvriers que de patrons !

 

Sarah

Même à proportion ils ont été plus nombreux

 

Gilles

Dans ce cas les ouvriers de la Manu auraient du refuser de fabriquer les armes de la répression

 

Sarah

C’est quand même pas un bouffeur de charcuterie qui va nous donner des leçons de mouvement social !

 

Gilles

Qu’est-ce qu’elle a ma charcuterie, elle est pas fraiche ma charcuterie !

 

Sarah

Non elle est pas fraiche, elle a mille ans de morgue bourgeoise derrière elle !

 

Ils sont nez à nez. Pirandelli juste derrière eux. Comedia dell’arte, comédie gauloise. Que fige l’intervention suivante, toujours hautaine. Père qui reprend ses enfants.

 

Rabaj

Allons allons, c’est fini tout ça.

 

Il réoccupe le centre du jeu. Pirandelli n’aime pas ça.

 

Rabaj

La Manufacture a déposé le bilan après une agonie de trente ans. Quant à la soierie lyonnaise, elle a décliné à partir du XIXème….

 

Silence

 

Rabaj

Que Lyon soit une ville d’affaires…

 

Sarah

C’est bien ce que je dis.

 

Rabaj

….ne fait pas de Saint-Etienne une ville industrielle.

 

Gilles

C’est bien ce que je dis.

 

Rabaj

Toutes les grosses entreprises de la région stéphanoise ont disparu : Siemens ? fermée. Thyssenkrupp ? écroulée. Creusot-Loire ?

 

Pirandelli

Effondrée !

 

Il l’est lui-même.

 

Rabaj

On y fait quoi maintenant à Saint-Etienne ?

 

Pirandelli,

On y fait quoi maintenant à Saint-Etienne ?

 

Rabaj, peut-être toujours Powerpoint

On y fait de l’optique. On y fait de l’activité qualifiée.

 

Silence chez les autres.

 

Rabaj

En vérité, Saint-Etienne et Lyon sont des villes françaises.

 

Pirandelli

Tiens pardi ! Comment des villes aussi importantes pourraient ne pas être françaises !

 

Sarah, à Rabaj

Ou est-ce que vous voulez en venir ?

 

Gilles, à Rabaj

Qu’est-ce vous voulez dire ?

 

Silence

 

Rabaj, peut-être soutenu par un document projeté

Soit une vérité A : Lyon et Saint-Etienne sont des villes françaises. Soit une vérité B : il n’y a plus d’industries en France. De A et B je déduis la vérité C, à savoir qu’il n’y a plus d’industries à Lyon et Saint-Etienne.

 

Pirandelli

Comment ça plus d’industries en France ? Non mais ça va pas bien Rabaj. C’est la grippe asiatique, hein, je vois que ça.

 

Raba

Ce sont des faits. « Toutes les études » le montre.

Il remontre son dossier « Toutes les études »

 

Pirandelli

Moi vivant personne ne dira qu’il n’y pas plus d’industries en France.

 

Rabaj

Ce n’est pas parce qu’on tait une vérité qu’elle cesse d’en être une

 

Il montre un schéma obscur qui pourtant semble évident à tous.

 

Sarah

Il nous reste l’automobile !

 

Rabaj

Ses jours sont comptés

 

Gilles

L’aéronautique !

 

Rabaj

Ça ne va pas durer

 

L’ambiance s’est alourdie, dramatisée

 

Gilles

Alors on est foutus ?

 

Sarah

On est morts ?

 

Rabaj

Oui, bien sûr. Enfin c’est évident. Tout le monde le sait.

Il brandit un dossier « Tout le monde »

Et puis c’est normal. Pendant des siècles, quatre pays dont la France se partageaient le monde, maintenant c’est trente pays, donc la part de chacun est plus petite, c’est mathématique quoi, y a pas grand chose à redire…

Un temps.

C’est comme un gâteau. Si vous le partagez en douze, les parts sont plus petites que si vous

 

Pirandelli

Oui bon ça va on a compris…

 

Rabaj

Et puis c’est pas si grave… C’est pas si grave de décliner… Tous les soirs le jour décline et bon c’est pas une catastrophe. C’est pas la fin du monde tous les soirs.

 

Sarah, convertie à ce ton très calme

Oui c’est vrai, pourquoi on se vexe… Pourquoi on le prend si mal ?

 

Gilles, pareil

Parce qu’on se la pète, je pense.`

 

Un temps

 

Sarah

Mais pourquoi on se la pète comme ça…

 

Un temps

 

Gilles

Parce qu’on s’aime trop.

 

Sarah

Ou parce qu’on se déteste.

 

Un temps

 

Gilles

On s’aime quand même beaucoup… C’est Napoléon qui nous a (geste de grosse tête.)

 

Sarah

Alors qu’en fait on est la Suède

 

Gilles

Oui…plutôt la Finlande même…

 

Rabaj

Ah non je ne crois pas. Pas la Finlande. Y a quand même énormément de domaines où la Finlande est beaucoup mieux classée que nous.

 

Pirandelli, sursaut

Non, non, non, la France ne peut pas mourir, c’est pas dans son programme. La France est éternelle, c’est comme ça, c’est sa mission universelle, si elle disparait le monde ne s’en remettra jamais.

 

Silence.

 

Pirandelli

Qui fera du vin de Bordeaux si la France disparaît ?

 

Rabaj

Ceux qui le font dès maintenant, les chinois.

 

Pirandelli

Jusqu’à preuve du contraire le Bordelais n’est pas un quartier de Pékin

 

Rabaj

Et c’est bien pour ça que les Chinois viennent ici acheter les domaines, vigne par vigne.

 

Sarah

C’est pas pareil

 

Rabaj

Ah si, c’est pareil. C’est la même région. Le sud-ouest, quoi.

 

Silence

 

Pirandelli

Et  des débats ? Si la France disparaît il n’y aura plus de débat vous vous rendez compte ? C’est pas possible. Je m’inscris en faux, je m’insurge, je me dresse, je me redresse. (L’aisance lui revient, il devient Matamore).   Mesdames messieurs je m’en vais de ce pas lever les troupes françaises pour initier  (tambour) : le redressement productif.

 

Gilles

Je m’associe.

 

Sarah

Moi aussi.

 

Gilles

Nous avons plein d’atouts

 

Sarah

Plein de compétences !

 

Gilles

Il y a un génie français.

 

Sarah

On a inventé la carte à puces !

 

Pirandelli

Et le Saint-Nectaire !

 

Gilles

Et Johnny Halliday !

 

Rabaj

Il est belge

 

Pirandelli

Oui mais qui a inventé la Belgique ?

 

Gilles-Sarah

La France !

 

Pirandelli

Mes amis, donnons nous la main et sautons.

Ils se donnent la main. Et chantent en sautant : Qui ne saute pas n’est pas français, ouais ! Qui ne saute pas n’est pas français, ouais. 

 

Auteur : François Bégaudeau