Ce jour-là , j'étais coincé à Valence dans une caserne à la con, Latour Maubourg pour être précis.
Vers 17 heures, après avoir été de corvée de nettoyage au gasoil de mon camion, dessus, dessous, partout, je n'ai pas pu résister. Je me suis tiré avec la complicité de toute la chambrée, dont un Lyonnais fou de Tigana, que je ne remercierai jamais assez.
Je priais le ciel pour que mon Alfasud, jaune caca d'oie, veuille bien démarrer, car elle avait la facheuse manie de m'emmerder à chaque fois que j'étais en permission et de me faire perdre quelques heures de liberté. Ce soir là elle démarra au quart de tour.
Me voilà donc en route pour Saint Etienne. Je puais le gasoil. Je suis arrivé vers 19 heures.
Les kops, qu'on n'appelait pas encore les kops, étaient pleins. Je n'avais pas de place, car à cause de cette année d'armée je n'avais pas pris d'abonnement. On jouait à guichet fermé. Je remarquais un attroupement. Je m'approchais. Un gros affameur tendait un bras vers le haut du ciel avec tout au bout quelques billets en gradins debouts. Il y avait tout au plus 4 ou 5 billets. Il criait : "50 F le billet". Un type cria plus fort que lui qu'il en voulait deux, et de peur de ne pas les avoir il renchérissait à 100 F le billet. Tout le monde gueulait : "Moi aussi j'en veux à 100 F". "Non moi". Etc... J'avais 200 F sur moi. J'ai hurlé plus fort que les autres et plus cher que les autres et j'ai eu mon sésame.
J'en tremble encore tellement j'ai eu peur de ne pas pouvoir entrer avec tous les risques que j'avais pris en partant de cette caserne. Je me disais: "Putain, si les Russes nous attaquent dans la nuit, je ne suis pas dans la merde. Déserteur... !"
Bref, on s'en tape. J'étais enfin dans les populaires sud. Au point de corner à 19H15. Au point de pénalty à 20H00. Pour avancer l'odeur du gasoil était très efficace.
Là je stationnais définitivement jusqu'à 20H30. Après j'ai glissé, au gré des buts. Nous étions serrés comme jamais nous ne l'avions été. Un gros bonhomme devant moi tirait de son sac qu'il avait dans le dos, donc sous mon nez, des sandwiches raplaplas, au saucisson avec la peau, qui n'en finissaient pas tellement ils étaient longs. Et ils disparaissaient à une vitesse vertigineuse dans sa bouche sans fond. Je regardais le spectacle avec envie car je n'avais pas mangé. Son regard surprit alors mon envie. Et il coupa un sandwich en deux, m'en donna la moitié de sa main crasseuse. C'est le meilleur sandwich que j'aie jamais mangé. Je garde en mémoire le visage de ce Stéphanois pur porc, dont la générosité m'avait ému, et qui représente à mes yeux la plus belle des valeurs de ma ville. Depuis je sais qu'être Stéphanois c'est de ne pas avoir faim quand on est entre nous. Je sais c'est con. Mais c'est pas pareil ailleurs. Et comme a dit Noah : "Le soleil, il est à Geoffroy Guichard". Ce soir-là mon soleil avait la forme d'un sandwich.
Et puis le reste défilait très vite. Les trois premiers buts en dix minutes. Un mec cravaté à côté de moi, sobre, triste au début du match. Mais qu'est-ce qu'il foutait là avec une cravate ? Puis très vite, quinze minutes plus tard, il n'avait plus de cravate, les cheveux dressés sur la tête, une poche de sa veste déchirée, il criait comme un sauvage.
Pour moi le match s'est arrêté là . Le reste n'était qu'irréel. Un des plus beaux matches assurément que j'ai vécu dans ce stade, avec le 3-0 du Bayern, le 5-1 de Split et le 3-0 de Kiev.
Le retour à Valence se fit sans encombre et je pus réintégrer la caserne grâce à cette complicité lyonnaise citée plus haut, vers les 3 heures du matin, pour un réveil joyeux à 5 heures. Ni vu ni connu.
Mais six buts dans mon coeur.