Neuvième extrait du spectacle de Corine Miret et Stéphane Olry. "Je ne sais pas ce qu’il fait de mes cadeaux, Julien Sablé. Mais moi, ça me fait plaisir".
Le musicien :
« Je suis assis dans le stade vide. Silencieux. Des pigeons picorent la pelouse. Le terrain me semble très proche. J’aime m’asseoir là . Je songe à tous les matches qui ont eu lieu là . Les matches auxquels j’ai assisté. Et les autres. Les matches d’avant. Ceux auxquels je n’ai pas assisté. Les matches des années 70 lorsque je m’intéressais plus à la musique qu’au foot.
Vingt-quatre ans que je viens dans ce stade, vingt quatre ans que l’équipe n’a pas gagné de titre. C’est long. Et pourtant, les soirs de match le stade est rempli comme pour une équipe du haut du tableau. Les soirs de match, je me promène sur le parking du stade et je regarde les plaques minéralogiques des voitures. Elles viennent de toute la France. Moi aussi, pendant des années je suis descendu de Paris sans connaître personne à Saint-Étienne. Les supporters, ils se croisaient sur les aires d’autoroute. Ils se reconnaissaient. Ils se rassemblaient sur les parkings autour des cars. Ils chantaient. Je me joignais à eux. C’était fraternel. Comme une grande famille. Vous me dites que dans les familles, on ne se retrouve pas sur les aires d’autoroute ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu de famille. J’ai été élevé dans un orphelinat catholique de la Ruhr. Quand j’entre dans une église, je sens le froid, je vois les travées vides, je n’entends que le silence qui résonne. La première fois que je suis retourné dans un stade, c’était en France, à Geoffroy-Guichard. Je me suis assis dans les populaires. C’était bondé, bruyant, chaleureux. On m’a dit : « Tu viens d’où toi ? ». Et puis après : « Tiens Beckenbauer, on t’offre un coup pour fêter ton premier match ! ». J’ai regardé le match. J’ai partagé les mêmes émotions que mes voisins.
Et sur l’autoroute, en roulant vers Paris, j’ai décidé que je suivrai cette équipe-là . D’abord quand ils venaient au Parc des Princes ou pas trop loin de Paris, à Auxerre par exemple, ce n’est qu’à deux heures de voiture. Quand l’équipe est descendue en seconde division, je me suis dit que ce n’était pas le moment de lâcher. Toutes les semaines, je montais dans le car des Associés Supporters parisiens pour suivre les Verts.
J’ai été licencié par la boîte de nuit où je travaillais. Après m’avoir annoncé la nouvelle, le patron farfouillait dans ses papiers l’air embêté. Je lui ai serré la main. Le lundi suivant, je suis descendu à Saint-Étienne, le mercredi, j’ai trouvé un appartement, le jeudi, je suis allé à la Préfecture, et le vendredi, à Norauto, j’ai fait poser ma plaque minéralogique 42. Durant toutes ces années où je travaillais à Paris dans cette boîte de nuit je me répétais : « Un jour, j’habiterai Saint-Étienne et j’aurai ma plaque 42. ».
Depuis, je suis là . J’ai mon abonnement au stade. Je vais voir les entraînements. J’aime suivre les jeunes du Centre de Formation quand ils jouent en CFA. Pour les regarder, il n’y a que des papys à casquette qui peuvent réciter les palmarès de tous les joueurs de l’ASSE depuis sa fondation. Les jeunes, à force de nous voir, ils nous reconnaissent. L’autre jour, j’ai croisé Julien Sablé, le capitaine de l’équipe. Il m’a dit : « Encore là ! Vous êtes un fanatique, vous hein ? ». Je n’ai pas répondu. Sablé, il m’a posé la main sur l’épaule : « On va faire une photo ». Il a dit à un supporter de prendre une photo de nous deux. L’autre s’est approché. Il a pris la photo. Sablé m’a serré la main et il est reparti. Je n’ai jamais revu le supporter qui avait pris la photo. C’était quelqu’un de passage.
Bon, à force de les voir jouer, on s’attache à ces jeunes. Ils ne réussissent pas tous. Certains ont du mal. Ils sont seuls, loin de chez eux. Il faut les soutenir. Julien Sablé, il a perdu sa mère quand il était en formation. Il avait 17 ans. Après, pour son anniversaire, je lui ai envoyé un cadeau, avec un petit mot. Et depuis, tous les ans, je lui envoie un cadeau pour son anniversaire. Je ne sais pas ce qu’il fait de mes cadeaux, Julien Sablé. Mais moi, ça me fait plaisir.
Quand je vais à la boutique des Verts, j’achète toujours tout par deux. Comme ça, j’ai toujours quelque chose à offrir. J’ai acheté les draps ASSE en double aussi. Je n’ai trouvé personne à qui les offrir. C’est délicat d’offrir des draps. Et puis, il faut être un peu fou pour dormir à mon âge dans des draps verts marqué ASSE. Souvent, quand je suis seul, assis dans le stade vide, je me dis : « Ce n’est pas normal d’aimer autant une équipe ».
On a souvent eu peur ces dernières années. Un soir, les Verts étaient 19° de la ligue 2. Gueugnon gagnait 3 à 0 à Geoffroy Guichard, et nos attaquants rataient deux penalties. Le béton des tribunes était glacé. Les jeunes, torses nus, accrochés aux grillages, chantaient « Merci les Verts, Merci les Verts, merci ! ». Le lendemain, dans les bars , les Stéphanois répétaient : « C’est pas possible. Les grands clubs ne peuvent pas mourir ». Bon. Voilà ce qu’on veut tous : ne pas avoir peur de mourir. C’est pour ça que les gens font des enfants. C’est pour ça qu’on se retrouve derrière les buts. Pour qu’il y ait toujours la même foule derrière les but. Si ce n’est pas moi, un autre viendra tenir ma place.
Dans le stade vide, je pense à ce que deviendra mon corps après ma mort. Alors, je dis : « Je veux qu’il soit brûlé. Et que ses cendres soient dispersées sur la pelouse du stade. Afin que vide ou plein, les soirs de victoire comme les soirs de défaites, une part de moi demeure dans ce stade, parmi tous les présents, parmi tous ceux qui sont venus, et tous ceux qui viendront. »
"Mercredi 12 mai 1976" (9/11)
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