Une tribune d'Olaf...
Il est fort probable que, dès la maternité, j'entendais mon père s'exclamer devant la bande à Platoche. 86, le carré magique, Guadalajara, du panache, la défaite au bout. Il m'a fallu pourtant huit ans pour m'éveiller au football, prendre une licence et choisir mon club de coeur : Saint-Etienne, comme papa. Nous étions au milieu des années 1990. Sans doute les pires moments de l'histoire de l'ASSE – la survie même de la plus belle maison du foot français était en jeu. C'est paradoxalement à ce moment-là que je développai cet attachement immodéré qui me poursuit encore. Sans y réfléchir, j'avais fait mienne cette religion verte, cette fierté des mineurs, son épopée mythique, cette solidarité naturelle qui faisait se reconnaître chaque porteur de l'écusson étoilé. Même au fin fond de la Côte d'Or, où j’ai grandi, sur les terrains des Laumes bien sûr, mais aussi de Châtillon-sur-Seine, de Longvic, de Pontailler, de n'importe où, on apercevait souvent une écharpe, un bonnet ou un coupe-vent brillants d'émeraude ; et, incontinent, le cri de ralliement, l'incantation magique retentissait : Allez les Verts ! Quelle fierté, que d’appartenir à cette communauté, fidèle contre vents et marées, solide face aux moqueries, prompte à s’enflammer à la première étincelle ! Dix saisons, j'ai joué sur les pelouses bourguignonnes ; deux ans encore je me déguisai en noir, pour prolonger le plaisir ; toujours, « Allez les Verts » fut la clé d’une autre dimension du football, profonde, universelle - transcendante.
Le foot sur le terrain m'aura marqué - mais que dire des tribunes ? Je pourrais (comme nous tous !) évoquer une kyrielle de souvenirs de matches, la découverte du Chaudron et les multiplex à la radio de l'enfance et de l'adolescence ; et puis, l'autonomie arrivant, la multiplication des sorties au stade comme il se doit, avant l'assagissement contraint de l'actif vivant avec une femme qui ne partage pas cette passion. De tout cela, une seule anecdote – ou plutôt une répétition de la même situation - mérite qu'on s'y attarde. L'attachement à l'ASSE fait à ce point partie de mon identité profonde que, partout où je sois allé et malgré un chauvinisme bourguignon revendiqué, il s'est toujours trouvé des gens pour croire que j'étais de Saint-Etienne.
L'ASSE est sans conteste la seule raison qui ne m'a pas fait abandonner le football, quand, la maturité venant, je n'ai pu que constater qu'il évoluait dans la direction exactement inverse de celle où mes convictions me portent. Je voyais en Saint-Etienne une sorte d'enclave, pas idéale certes, mais résistant avec pragmatisme à ce capitalisme financier qui, appliqué au sport, le transforme en monstre à paillettes. L’ASSE, unique refuge de mon attachement sur le déclin pour le football. Touchante naïveté.
Les fondations étaient déjà en train de trembler. Il y avait bien eu cette terrible alarme - un fonds de pension dans l'actionnariat, quel cauchemar ! Mais le coup de grâce n'est pas venu, contre toute attente, de la folie de l'argent. Le jour où l'on a empêché à des personnes d'entrer dans Geoffroy Guichard avec leur écharpe verte, sous prétexte qu'elle portait les insignes d'un groupe de supporters dont le grand crime fut de craquer des fumigènes, un point de non retour a été franchi. Je n'ai jamais été Ultra, jamais souhaité l'être ; le problème est bien plus profond et d'autres violences du genre nous concerneront bientôt tous. Cette mesure de rétorsion grossière et injuste du club, qui n'est de surcroît pas la première, envers son public, envers le Peuple Vert, envers son âme, ajoutée à toutes les autres imposées par les pouvoirs institutionnels, en un mot : cette traîtrise, a brisé en morceaux cette part irrationnelle mais fondamentale de mon être que constitue l'amour pour l'ASSE. Non, il m'est impossible de me résoudre à accepter de supporteur, devenir consommateur sous surveillance. Je refuse cette réduction imposée de ma passion. Je refuse cette trahison, la pire d'entre toutes : celle envers soi-même.
La décision est prise : si le public stéphanois subit ce qu’a vécu le public parisien (alors que la situation ligérienne est incomparablement plus calme !), je saute du bateau. Plutôt me noyer que cautionner cette mutilation. Le renoncement sera toujours préférable au reniement.
A l’image du héros de Fitzgerald, je « crois en la lumière verte, en l'avenir orgasmique qui, d'année en année, recule devant nous. Il nous a échappé cette fois ? Peu importe... Demain, nous courrons plus vite, nous tendrons les bras plus loin... Et un beau matin... ». Aujourd’hui, et pour la première fois, malgré le spectre du National, malgré les faux passeports, la lumière verte clignote de plus en plus faiblement. La formule de reconnaissance de tout stéphanois, celle que j'ai pleurée de désespoir un soir de relégation contre Guingamp ; celle que j'ai hurlée à me déchirer la gorge après la reprise acrobatique de Bridonneau ; celle que j'ai eu le bonheur de scander longtemps dans un Stade de France Vert ; ces trois mots simples, beaux, qui contiennent un monde et presque une vie : cet envoûtement, je suis à deux doigts de le remiser, et d’en choisir un autre, à peine distinct, mais suffisamment pour qu’alors les larmes achèvent cette histoire : au revoir, les Verts.