Dixième extrait du spectacle de Corine Miret et Stéphane Olry. "J’aime les gardiens. Au club, le titulaire, c’est Jérémie Janot. Il a un tatouage ethnique sur la nuque : force – puissance – détermination."

L’actrice :

« Je vous ai vu ce matin. À l’entraînement. Sous la neige. Vous regardiez les joueurs. Et les supporters. On n’était pas nombreux. Je me tenais à l’écart. Je préfère écouter. Ça me suffit. Les supporters, ils peuvent parler des heures. Qui fait quoi. Qui aurait dû faire comment. Qui sera là demain, qui ne sera plus là. Oui, j’étais sous la neige. J’avais mis mon écharpe devant mon visage, et les mains dans les poches. Je regardais le gardien se jeter dans la boue noire, se relever, se jeter à nouveau. J’aime bien regarder les gardiens. On les fait s’accroupir face au but. L’entraîneur tire, et d’un seul geste le gardien doit se relever, se retourner et arrêter le ballon. Ils entendent le coup de pied dans le cuir, et ils se retournent. Souvent ils voient la balle passer hors de leur portée. Ils ne disent rien. Ils s’accroupissent à nouveau, dos au tireur, face au but et attendent le tir suivant. Ils sont patients. J’aime les gardiens.

Au club, le titulaire, c’est Jérémie Janot. Il a un tatouage ethnique sur la nuque : force – puissance – détermination. Les gardiens remplaçants s’entraînent tous les jours. Ils ne savent jamais si ils vont jouer. Pendant le match, ils attendent sur le banc de touche, je les observe. C’est important de les observer eux aussi. Il faut que quelqu’un pense à eux, les soutienne pour qu’ils soient prêts si Jérémie Janot se blesse.

Donc c’est important que je sois là. Je suis là pour les aider. Je sens que je leur donne beaucoup. Beaucoup de temps. C’est une astreinte de venir à l’entraînement. Mais c’est indispensable. À l’entraînement, les joueurs ne regardent pas les supporters. Ils sont là pour travailler. Mais ils vérifient du coin de l’œil qui est là. Souvent les gardiens sont superstitieux. Et c’est mieux pour eux que je sois là. Je n’y suis pour rien. C’est comme ça. Des fois j’aimerais que ce soit autrement. Des fois je me dis, si j’avais pas remarqué. Si j’étais restée indifférente au foot, à cette équipe, à leurs matches, à leurs scores et aux statistiques, ma vie serait plus simple.

Si mon nom n’avait pas été Nikkie. Le même que celui du pilote de Formule 1, Niki Lauda qui a eu le visage brûlé dans l’incendie de sa Ferrari. Peut-être que ça vient de là, mais peut-être pas. C’est un don. Je l’ai reçu, je fais avec, c’est comme ça. Le premier qui l’a remarqué ce don, c’était un garçon qui faisait Sport-Études dans ma classe. Pas un helléniste. Un grand type qui s’était assis un jour avec trois autres au fond de la classe. Quatre garçons qui faisaient Sport-Études. Des futurs pros. Et du jour où ces quatre-là sont arrivés dans la classe, toutes mes notes se sont cassées la gueule. La prof principale a convoqué ma mère. Elle a dit « Toujours au fond de la classe à glousser avec les Sport-Études ». Je me suis remise au travail. Un jour j’étais allée les voir au match, les Sport-Études. Un d’eux était gardien. Ce jour-là, il a arrêté un penalty. On s’était donné rendez-vous à la sortie des vestiaires. Quand il est sorti, les cheveux mouillés, il m’a dit : « T’étais derrière le but. C’est pour ça que j’ai arrêté le péno Â». Moi, j’ai regardé le grand Sport-Études dans les yeux et je lui ai dit : « Je savais qu’il allait tirer à gauche. Ce genre de choses, je les sais Â». Il a détourné le regard. Il a dit « Ah ouais.»

Depuis que je suis toute petite j’aime le football. Avec mon père, c’était notre seul sujet de conversation. Papa, c’était une sorte de monolithe. Un homme grave qui ne parlait pas beaucoup. Il ne savait pas très bien quoi dire à une petite fille. Mais moi, j’ai compris que c’était important pour lui le foot. Il avait joué dans sa jeunesse. Il s’était blessé. Il s’est marié. Dans la famille de ma mère, quand on voit une foule, on s’éloigne. Quand il y avait un match, les mercredis soir, je rejoignais mon père dans la bibliothèque. On regardait la télé dans la pénombre, et le son était coupé. Chacun dans un fauteuil en cuir. Dans le silence. Moi, je me levais, des fois je criais. Mon père, il ne disait jamais rien. Il était impassible. Quand je criais trop fort et sautais sur le fauteuil, il me tirait la manche et disait « chut… Â» en me montrant la direction de la cuisine où se tenait ma mère. Ma mère elle disait : « Ces vingt-deux types qui courent derrière un ballon, moi je leur en donnerais un à chacun et ils seraient contents. Â». C’est pour ça que mon père éteignait le son des commentaires, pour pas énerver ma mère. Quand on marquait un but mon père souriait. Il s’accordait une cigarette. Quand Saint-Étienne a gagné contre Split, après le match ma mère est entrée dans la bibliothèque. Elle a regardé le cendrier avec les cinq cigarettes et elle a dit : « C’est la tabagie ici Â». Elle a ouvert la fenêtre et elle est sortie. Mon père a éteint la télé. On s’est mis à la fenêtre. On a écouté les gens qui descendaient dans la rue, et les voitures qui klaxonnaient.

Mais c’est contre Kiev que j’ai compris que j’avais reçu ce don. Vous avez vu les statistiques de Curkovic au match aller à Simféropol ? Impressionnant le nombre de tirs qu’il a arrêtés. On a quand même perdu 2 à 0. Il fallait leur marquer au moins trois buts à Geoffroy-Guichard pour être qualifiés. Et Kiev, à l’époque, c’était la meilleure équipe du monde. Et Blokhine, leur attaquant, le meilleur buteur. Donc, à la 63° minute de jeu on n’avait toujours rien marqué, et voilà que Blokhine se présente seul face à Curkovic. J’étais derrière le but. Il y a eu un grand silence dans le stade. Tout le monde serrait son écharpe comme pour protéger le but de Curkovic. Blokhine allait marquer. On serait éliminés. Et c’est alors que ça c’est produit pour la première fois. C’est alors que j’ai senti pourquoi il fallait que je sois là. J’avais les yeux grands ouverts. Je ne cillais pas. Mon regard suivait le ballon sans discontinuer depuis plus de trois minutes. Le temps s’est suspendu d’un coup. Blokhine s’est arrêté. Il n’a pas tiré. Lopez a eu le temps de revenir, de lui chiper la balle, de la passer à Piazza, l’autre a remonté le terrain comme un taureau furieux, a balancé la balle à Patrick Revelli, Patrick a remis au centre sur son frère et but. J’ai fermé les yeux. On a gagné 3 à 0. Grâce à moi. Parce que j’avais protégé le but de Curkovic. Et depuis, c’est toujours comme ça. C’est moi qui les fait gagner les Verts. Parce que c’est moi qui protège leur but. Or, comme l’a dit Aimé Jacquet, pour gagner il faut déjà ne pas prendre de but.

Nikkie, ça veut dire Victoire en grec. C’est pour ça le nom des chaussures de sport, les Nike. C’est la chaussure de la victoire.
Mais je vais vous expliquer. Oui, je vais vous dire comment je fais pour protéger les gardiens de but. Il faut être là. D’abord, il faut être là. Regarder. Regarder sans perdre une fraction de seconde. Ne pas ciller. Ne jamais fermer les yeux. Faire face au jeu sans en rien laisser échapper. Être serrée contre les autres supporters. Chanter avec eux. Se laisser emporter par la foule comme par une houle sans jamais résister.

Alors, si je parviens à être là, complètement là, uniquement dans le présent, dans cette phase de jeu, uniquement dans ce gradin-là avec cette foule-là, alors arrive un instant où tout s’arrête. Le passé, mon enfance, le travail, les vacances, les courses au supermarché, les recharges d’encre de l’imprimante, le menu du repas du soir, les points retraites et le rendez-vous chez l’esthéticienne, tout s’efface. Ne demeurent plus que le stade, le ciel, les joueurs, la foule, le ballon qui descend au second poteau, la reprise de volée de l’attaquant et la détente de notre gardien. Il est en l’air. La balle file vers la lucarne. Elle semble très loin de lui. Les mains du gardien sont ouvertes. Tout est devenu silencieux. Je ne sens plus le vent glacé qui traverse le stade, j’oublie la dureté du siège baquet sous mes pieds gelés, les bras de mes voisins sur mes épaules ne me pèsent plus. Je ne vois plus que la main du gardien et la balle dans la lumière blanche des pylônes. Et je sais où va aller cette balle. Le gardien étend encore son bras, la balle heurte ses phalanges, sa trajectoire dévie. Le buteur qui levait déjà les bras les rabaisse. La balle passe au-dessus du cadre. Alors, je reviens à moi, dans les hurlements de la foule qui scande le nom du gardien qui vient de rouler au sol. À nouveau j’ai froid, à nouveau je ressens la fatigue, j’ai la gorge sèche, et les larmes coulent des yeux que je me suis enfin autorisée à refermer. Je suis heureuse. Et vite, je me concentre à nouveau, pour être prête, pour être là à la prochaine action de jeu.

Quand on a gagné, je dors bien durant trois quatre nuits. Jusqu’au milieu de la semaine suivante. Puis, l’angoisse revient qui me noue les entrailles. J’ai peur pour le prochain match. Est-ce qu’on va y arriver ? Est-ce qu’on est assez préparés ? Je vais voir les joueurs à l’entraînement. Et là je les regarde travailler. Attentivement. Sérieusement. Très concentrée. C’est pour ça que je ne parle pas aux autres supporters. Moi aussi je m’entraîne. Je m’entraîne à les regarder. Et donc je m’entraîne à les faire gagner.

Ça ne marche pas à tous les coups. D’abord, je ne peux pas faire que ça. J’ai une vie normale, comme tout le monde : une famille, un boulot. Il faut que j’assure. Je ne peux pas tout sacrifier pour l’équipe. Ce serait ridicule. Tout comme je trouve ça ridicule ces gens qui s’habillent tout en vert, ou qui portent des perruques vertes comme des laitues sur leur tête, ou mes copines qui portent des culottes et des soutiens-gorge verts les jours de match. C’est de la superstition. Si ça marchait de manière aussi simple ça se saurait. Évidemment, c’est pratique d’avoir un vêtement dont on peut se débarrasser quand on a perdu. On le remet dans le placard : « Tiens tu nous as fait perdre, je ne te porterai plus jamais Â». Il faut bien trouver un coupable quand on perd. Car autrement, on se retrouve face à ses propres responsabilités.

Moi, oui, bien sûr, je me sens coupable quand on a perdu. Je songe que je n’étais pas à mon affaire. Que j’aurais du mieux me concentrer, que je n’étais pas totalement à l’instant présent, à nos joueurs quand ils ont joué. J’ai été désinvolte. J’ai laissé envahir ma pensée par des objets futiles. Et la balle est rentrée. Alors dans ces instants où la défaite semble s’approcher, quand on est menés au score, que les minutes s’écoulent et que nos attaquants ne parviennent pas à marquer, lorsque les adversaires lancent des contres dangereux, je me dis à moi-même : « Mais regarde ton équipe ! Bien sûr, elle n’est pas la meilleure équipe du championnat. Il y a beaucoup de clubs plus riches, avec de meilleurs joueurs, des entraîneurs plus malins, des préparateurs physiques plus avisés. Regarde bien ton équipe. Ce n’est pas une équipe de stars. Elle ne gagne pas tous les matches. Elle a parfois peur de perdre. Et les supporters, regarde-les : la ville est pauvre, tout y est déglingué, de guingois, mal foutu, disgracié. Il y a beaucoup de chômage. Rien n’est donné pour rien, les gens ont des boulots durs. Alors? Concentre-toi ! Fais que les autres ne marquent pas, que notre gardien n’ait pas à aller chercher la balle au fond des filets. Ce n’est pas grand chose. Un petit rebond. Quelques centimètres à côté du poteau. Je peux le faire. Je le dois, pour les joueurs, pour le public, pour que les gens ne fassent pas la tête demain dans la rue. Â».

Bon, donc, je me concentre, je me concentre, et parfois ça marche. Ma prière est exaucée. Mais pas toujours. Des fois, ça rate. Si ça marchait à tous les coups, ce serait trop facile. C’est ce qui me tracasse. Je ne comprends pas ce qui fait que parfois ça marche et parfois ça ne marche pas. Qui est-ce qui décide ? Est-ce le gardien, le buteur, l’arbitre, les autres supporters, ou moi ?
Et tous les soirs de match, je vais dans le stade pour essayer d’avoir une réponse à cette question. Qui est-ce qui décide ? Comme je ne suis finalement certaine que de mes propres sensations, il me semble que c’est moi. C’est pour ça que je dis que c’est moi qui apporte la victoire. Nous sommes nombreux à penser la même chose. Autrement le stade serait vide. Â»