A deux jours du match Saint-Etienne-Nantes, le journaliste Maxime Cogny vous invite à (re)découvrir la rivalité entre les Verts et les Canaris.
Quatrième volet de son étude : "Deux clubs, deux publics "
4- Deux clubs, deux publics
Le 13 juin 1977, au lendemain de la demi-finale aller de la Coupe de France remportée trois à zéro par les Nantais, Christian Montaignac écrivait dans L'Equipe :
Nous évoquons les différences des publics entre l’un qui est réputé pour tenir ses distances et l’autre qui s’enivre volontiers jusqu’au fanatisme. Celui qu’on appelle "Bud" (Robert Budzynski, ndlr) y va d’une réflexion abondante sur l’opposition de ces deux publics : « Les joueurs ont l’habitude de dire qu’ils le sentent, ce public, lorsqu’ils mènent 3-0. Il y a des explications à ça. Nantes est une ville difficile. Ce n’est pas pour rien que des pièces de théâtre sont programmées d’abord à Nantes pour y être testées. Il faut aussi considérer que les Nantais représentent 35 % seulement de ce public, les autres venant surtout du nord de la Vendée. Nantes est une ville qui sur le plan culturel est évoluée, davantage en tout cas que Saint-Étienne, mais c’est quand même délicat à dire. Cette ville exigeante donne forcément ce public qui est différent de celui de Saint-Étienne. Il y a tout de même une exagération à Saint-Étienne. Ce public en fait trop. Au match aller, en championnat, il est allé un peu fort. Par exemple, lorsqu’on a vu Bossis, la jambe cassée, sortir sur une civière et que le public s’est mis à crier "Pin-pon", j’ai trouvé ça assez gênant. Il ne faut pas s’attendre à ce que Nantes soit soutenu ainsi, mais il ne faut pas oublier que le public de Saint-Etienne est quand même particulier ».
Roger Rocher a laissé sa pipe au vestiaire. Nous lui rapportons les impressions de Budzynski sur les publics et les villes de Nantes et Saint-Étienne. Il étire une expression goguenarde et fignole visiblement sa réponse. « Ça voudrait donc dire que le public de Nantes est plus intelligent. Mais, vous savez, c’est dangereux d’être intelligent ». Puis il développe, une idée longuement mûrie. « Non, le public de Saint-Etienne est frondeur. C’est un public minier sur lequel passent les vents de la montagne. Ca donne ce mélange. Mais comment croyez-vous que sont les publics britanniques ? Il faut aller à Glasgow ou bien à Liverpool. Si les Nantais y vont, ils comprendront. Tout ça vient aussi du stade. Quand il a fallu le rénover, il y a douze ans, je n’ai pas tracé des lignes par hasard. L’exemple des stades britanniques m’a servi. »
A Nantes et à Saint-Étienne, les publics qui fréquentent les tribunes de Marcel-Saupin ou de Geoffroy-Guichard ne sont pas totalement les mêmes. Pourtant, parler de Nantes la bourgeoise, face à Saint-Étienne l’ouvrière, relève de la caricature. Du moins, il est impératif de préciser les époques auxquelles on fait référence. « Nantes a connu des grèves ouvrières très dures. En 1968, la première usine en grève était localisée ici », se souvient Bruno Lautrey. A cette période, avec la prégnance des Chantiers de l’Atlantique, on peut considérer la capitale des Ducs comme une ville ouvrière. « Même les commerçants vivaient des chantiers », précise le Nantais de toujours. C’est en fait par la suite que la ville a commencé à changer. « Nantes a été la dernière ville universitaire et c’est vers 1976 que la ville est devenue moderne ». Un public principalement ouvrier se massait donc dans les "kop", dans les "populaires" de Marcel-Saupin et de Geoffroy-Guichard.
Pascal Charroin, directeur du département STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) a rédigé une thèse sur la mobilisation du public à Saint-Etienne depuis 1960 (1). Selon lui, dans le Forez, « le public est essentiellement local. C’est à partir de la saison 74-75 que celui-ci s’est largement diversifié. »
Au fil des performances remarquables des Verts, au niveau européen, 70 à 100 sections de supporters, dites de "Membres associés" ont germé dans la France entière. « La région la moins concernée par ce développement est le Nord-Ouest et Nantes », indique Pascal Charroin. « Par la suite, deux cultures se sont mélangées à Saint-Étienne : celle d'un public dont l'ancienneté était marquée, avec celle d'un public d'un autre genre qui a épousé les caractéristiques locales, de la mine par exemple, surtout à l'occasion des matches contre Lyon. Il y a eu une sorte d'acculturation de la part de ces supporters. Mais c'était avant tout une manière festive de participer. » Beaucoup plus qu'à Nantes, le stade Geoffroy-Guichard à Saint-Étienne est un bâtiment "à l'anglaise" dans sa conception : quatre tribunes bien séparées dès sa construction, qui l'étaient en fait pour permettre de contrôler plus facilement les masses laborieuses. A l'époque, alors que le stade pouvait contenir à peu près 38 000 spectateurs (contre 26 000 à Nantes), les gradins debout pouvaient accueillir 22 000 personnes.
« Au sud, c'étaient surtout les "anciens", qui portaient généralement la casquette du club, mais qui, dans l'état d'esprit général, ne voulaient pas être ennuyés par des drapeaux ou des banderoles. Au nord, surtout dans les années 80, il y avait plus de gens de l'extérieur, plus jeunes, avec une amorce de groupe ultra (mouvement né en Italie, importé en France au cours de cette décennie, et qui prône le soutien sans faille à son équipe. Le mouvement ultra pourrait être résumé par la formule : "partout, toujours", ndlr) ». A Nantes, les groupes de supporters existent aussi, il y en deux. "Les Canaris" et "Allez Nantes" rassemblent à peu près 3 000 personnes. Mais il faut attendre les années 90 en Loire-Atlantique pour voir une minorité de fans se réclamer du mouvement ultra.
Pour Pascal Charroin, qui fréquenta longtemps le Chaudron, et présent lors de la demi-finale retour de Coupe de France en 77, « le match contre Nantes était un classique, un monument sportif, mais pas un match qui serait aujourd'hui classé à haut risque. D'abord parce qu'il y avait un grand respect pour l'école nantaise, mais aussi parce qu'il n'y a pas de proximité géographique. Il n'y a pas plus éloigné que Nantes ! Même Lille est plus près ! » L'éloignement ne favorisait pas le conflit entre supporters, donc, mais aussi parce que la culture de la formation rapprochait les deux clubs. Il n'y avait pas donc pas de communion entre les deux publics, mais pas de violences non plus. « A Nantes comme à Saint-Étienne, on préfère les joueurs issus du cru. Au contraire d'un club comme Marseille, les travaux de Christian Bromberger (ethnologue spécialiste des mouvements de supporters, ndlr) l'ont prouvé, où l'on a le culte de la vedette ».
L'attitude des supporters, vis à vis des joueurs, n'est pas la même à Nantes et à Saint-Étienne. « A Saint-Etienne, lorsqu'un Piazza ou un Revelli doit passer au milieu de la foule pour aller s'échauffer avant le match, c'est toute la foule qui s'écarte », se rappelle Jacques Vendroux. Cette mentalité est spécifique à Saint-Étienne, ville touchée par le chômage... Le supporter agit de cette manière car il sait qu'une heure plus tard, le joueur en question lui apportera du bonheur ». Cela ne signifie pas que le supporter nantais ne respecte pas les joueurs de son club, bien au contraire, mais il ne l'idolâtrera pas, comme cela peut se faire dans le Forez. Il n'était pas rare à Saint-Étienne de voir un Larqué ou un Revelli discuter en ville avec un supporter qui l'accoste. La proximité était un maître mot, pour des joueurs qui savaient d'où ils venaient. « Il faut avoir vécu et joué ici pour ressentir humilité, travail et solidarité : ce sont des mots stéphanois », déclarait Patrick Revelli dans So Foot il y a un an.
Reste qu'à Saint-Étienne plus qu'à Nantes, même si les deux publics étaient proches de la pelouse, celui des Verts était réputé pour être plus "chaud". Le Nantais Eric Pécout en témoignait dans L'Equipe, après un match de Coupe de France perdu dans le Chaudron : « Si Saint-Étienne a gagné, c’est grâce à ses ressources morales et à ses qualités, je ne dis pas le contraire. Mais enfin, il y a ce public et il compte. On dit que c’est l’enfer. Ce n’est pas exagéré. Difficile à expliquer, mais quand on joue dans ces conditions, quelque chose se passe. On ressent une gêne. On sent les joueurs survoltés. Par exemple, lorsqu’on reçoit le ballon, on se demande ce qui va arriver derrière. Je ne dis pas que les Stéphanois commettent des brutalités, mais enfin, il y a cette pression obsédante. On ne joue pas tout à fait dans un état normal. Et quand les joueurs stéphanois prennent la balle, alors là, c’est un rouleau compresseur. Il y a un poids que l’on supporte. Je ne connaissais pas ça. Je m’en souviendrai ».
Le public stéphanois joue un rôle important donc, mais les résultats de son équipe favorite ne doivent rien à personne. C'est ce qu'écrivait Albert Batteux en 77 : « C'est vrai que le supporter stéphanois (...) est un supporter inconditionnel et parfois excessif. Mais ce n'est quand même pas lui qui joue, et les encouragements les plus pathétiques et les plus exaltés ne peuvent à eux seuls donner ces qualités qui conduisent à l'invincibilité ».
Aujourd'hui, le regard de Robert Budzynski sur le sujet n'a pas changé. « Le public de Saint-Étienne était "cohérent". Le supporter stéphanois restait stéphanois même quand son équipe était sur la mauvais pente ». A Nantes, le supporter était plus un spectateur. « Le public était même un trop bon public : il pouvait applaudir de beaux enchaînements réalisés par l'équipe adverse ».
Dans les deux clubs en tout cas, le supporter ou le spectateur - c'est selon - paie sa place. Moins cher que maintenant, mais les entrées représentent la part la plus importante des recettes réalisées dans la saison. A titre indicatif, si entre 67 et 73, le prix des places triple à Geoffroy-Guichard, le public représente 75 % des recettes du club à l'issue de l'exercice 74-75, toutes compétitions confondues. La publicité 9 % seulement. Une autre époque, une autre planète football, à des années-lumière des sommes astronomiques dépensées aujourd'hui en matière de droits télé. A Nantes, selon Football Magazine en mars 76, le montant des recettes s’élève à 5 568 000 francs (848 840 euros). Afin de combler un déficit estimé à plus de 300 000 francs, le club doit atteindre la saison suivante le chiffre de 18 000 à 20 000 spectateurs par match à domicile, contre 14 000 en moyenne jusque-là.
Auteur : Maxime COGNY
(1) : La première enquête d'envergure sur les supporters stéphanois date de 1970. Selon celle-ci, les membres associés sont composés à 25 % par des ouvriers, à 25 % par des employés et à 18 % par des étudiants.