PAR LAURENT SAGALOVITSCH
« Il reste encore des perdants
magnifiques, j’en fais partie. »
Leonard Cohen

Un article publié avec l'aimable autorisation de Laurent Sagalovitsch et l'Equipe Magazine.

L’AFFECTION portée à Saint-Étienne ressemble, à bien des égards, à la première fille – majorette pompette, maîtresse insatiable, marie couche-toi-là – qui a pris, un jour de printemps, la bienheureuse initiative de mettre un terme à nos exploits exubérants et débordants d’onaniste frénétique.
Quand bien même n’eût-elle qu’une vague ressemblance avec Farah Fawcett ou Jodie Foster, elle restera à jamais celle par qui votre bande de spermatozoïdes jusqu’ici désoeuvrés ont enfin compris que leur fonction n’était pas uniquement de souiller vos draps la nuit venue.

Ainsi de ma dévotion pour l’ASSE. Je ne suis ni assez crétin, ni assez dupe et pas encore gâteux pour refuser d’admettre que le Bayern, l’Ajax, Liverpool et autres Pavarotti européens proposent des tenues et des trophées bien plus affriolants que ce modeste maillot vert, estampillé Manufacture de France, collant au corps comme Attali aux basques de Mitterrand, rendant les petits hommes verts tout aussi sexy que Margaret Thatcher en porte-jarretelles (quoique…). Je sais tout cela, mais cela me préoccupe tout autant que de savoir si Jean-Michel Aulas s’endort en caleçon, ou en slip, ou en boxer.

Et même si je prends encore plaisir à être ensorcelé par la démarche féline de Chevtchenko ou funambulesque de Ronaldinho, je sais que c’est à Saint-Étienne que je dois les heures les plus riches, les plus intenses, les plus trépidantes de mon enfance. Cette équipe épique m’a fait rêver, m’a fait pleurer, m’a fait hurler de joie, gémir de désespoir, elle m’a contraint à fracasser des radios contre les murs de ma chambre, elle m’a fâché avec Dieu, elle m’a réconcilié avec Lui, elle m’a fait comprendre ce que le père de Quentin Compson, dans le Bruit et la Fureur de William Faulkner, explique : « Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas.

Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir et la victoire n’est jamais l’illusion que des philosophes et des sots. » À cause d’elle, lors d’un séjour à l’hôpital pour une banale intervention sur une hernie, j’ai été sur le point d’exploser les fils de fer plantés dans mon aine, lors de la finale de Coupe de France contre Reims avec cette tête désespérée de Merchadier assénée à la dernière seconde du temps réglementaire, donnant le droit à Ivan Curkovic de venir saluer bien bas le Premier ministre, Raymond Barre. Et à moi de recevoir la visite impromptue d’un cortège d’infirmières affolées, ahuries de terreur par le vagissement d’un petit homme de dix ans, terrassé de joie et prêt à repartir, un sourire béat suspendu aux lèvres, pour une visite nocturne du bloc opératoire !

Et cette dette-là contractée aux premiers temps de la valse de mon enfance, cette dette-là ne s’effacera jamais. C’est plus qu’une dette d’argent. Plus qu’une dette d’honneur. C’est une dette d’amour que rien, ni le temps, ni l’âge, ni la sénilité, ne viendra ternir. Avec Larqué, Synaeghel, Sarramagna, Lopez, Curkovic, Janvion, Farison, les frères Revelli, Repellini, j’entretiens les mêmes connivences silencieuses qu’avec Gatsby, Gregor Samsa ou Geoffrey Firmin, le consul d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.

Personnages de mes rêves, ils me chuchotent des histoires de but marqué dans les dernières minutes par un Rocheteau tétanisé de crampes, chaussettes baissées, chevilles martyrisées, s’en allant briser, d’un coup de patte vacillant, les espoirs de Kiev et de son tsar Blokhine. Ils me racontent le conte fantastique et terrifiant des poteaux carrés qui, obstinés et têtus comme deux gestapistes consciencieux, ont refusé que la tête de Santini et la frappe de Bathenay viennent froisser la susceptibilité de Sepp Maier.

Ils me parlent d’un homme nommé Piazza qui confondait la pelouse de Geoffroy-Guichard avec celle de sa pampa natale ; d’un Triantafilos barbu, sorti tout droit d’une aventure de Tintin, descendu du Parthénon pour terrasser, lors d’une prolongation titanesque, l’Hajduk Split du maréchal Tito. Ils s’enthousiasment pour un portier yougoslave, intrépide et intraitable, qui écoeura des générations de Bataves à commencer par les redoutables frères Van de Kherkov. Surtout, ils me conjurent de me taire et d’entendre, venu du fin fond du Forez, cette région qu’on prétend froide et austère, le chant généreux des hommes de bonne volonté, de ces gueules noires aux poumons encrassés de charbon, s’égosillant à gorge déployée pour encourager les leurs à galoper comme des morts de faim aux quatre coins de Geoffroy-Guichard, ce chaudron qui fut une sépulture pour nombre d’équipes…

Par chance, Saint-Étienne a eu le bonheur de perdre contre le Bayern. Surtout d’échouer d’un rien.Tout comme la grande équipe de Hongrie, consacrée d’avance et devenue sublime, parce que battue, contre toute attente, par des Allemands à peine dénazifiés. Tout comme ces merveilleuses équipes hollandaises au jeu toujours chatoyant qui, victimes de leur morgue outrancière, ont la grâce d’échouer à chaque Coupe du monde aux portes du paradis. Les vainqueurs n’intéressent que les courtiers en Bourse et les carnassiers de petite vertu. Surtout ne pas revoir Saint-Étienne prise dans les phares glaiseux et vitreux de l’actuelle Coupe de l’UEFA, cette vieille dame honteuse et moribonde qui ne fascine que ceux qui y participent. Ce serait comme de découvrir que votre premier amour travaille désormais au comité départemental pour la défense de la vache charolaise, qu’elle vote Philippe deVilliers et se paye un orgasme devant la diffusion de la Star Academy.

Non bien sûr, la nostalgie ne guérit de rien, elle sert juste à alimenter à travers les générations d’éternelles conversations échangées autour d’un verre à l’heure où le soleil tire sa révérence.À se lamenter, comme un amant délaissé au seuil de son lit par une femme capricieuse, dans d’interminables « ah, mon dieu ! si seulement elle avait bien voulu que… », à s’abreuver encore et toujours d’éternels regrets, à être à jamais ce pauvre couillon amoureux transi de Madeleine ou de Frida qui, sous la pluie bruxelloise, son bouquet trempé à la main, attend Madeleine qui n’arrive pas. Oui, mais demain, peut-être que demain…

L'auteur

Écrivain et supporter des Verts, Laurent Sagalovitsch est né le 25 octobre 1967, à Montreuil-sous- Bois (93). Il se présente : « Études sans relief. À partir de 1991, journaliste au cahier Livres de Libé puis aux Inrocks. Chronique la Coupe du monde 1998 pour L’Évènement du jeudi. Suis, en parallèle, l’incontournable numéro 10 de l’équipe de Savignysur- Clairis (Yonne) et remporte le titre départemental de quatrième division de district. Arrête ma carrière aprés un tacle assassin qui me brise la clavicule. En profite pour écrire trois romans, Dade City (Actes Sud, 1996), La Canne de Virginia (Actes Sud, 1998) et Loin de quoi ? (Actes Sud, 2005) ».