Deuxième extrait de 'Non réconciliés", pièce de François Bégaudeau jouée l'an dernier à la Comédie de Saint-Etienne. Merci au César 2009 de la meilleure adaptation pour son aimable autorisation !


Rabaj

Et les joueurs engagés pour le « derby » de demain, où donc sont-ils enracinés ? Mevlut Erding (il force l’étrangéité du nom) il est né dans le Forez ? je l’ignorais (il pouffe) Et Milan Bisevac (même jeu) je suppose que c’est un pur lyonnais ?  Un gone, comme vous dites. (il pouffe de plus en plus) Un gone... C’est tellement… savoureux.

 

Gilles

Que vous le vouliez ou non c’est comme ça que certains supporters lyonnais se baptisent !

 

Rabaj

Oui, j’ai eu vent de cette comédie.

 

Sarah

Que vous le vouliez ou non, l’appartenance n’est pas affaire de sang mais de sol, conformément à la tradition républicaine.

 

Rabaj

Oui, la tradition… Avec des joueurs qui à la première occasion se feront engager par des clubs anglais  financés par des fonds de pension américains. Ou par l’Emir du Qatar. Car il va sans dire que l’Emir du Qatar est très attaché à la région Rhône-Alpes

 

Pirandelli

Et pourquoi pas ? C’est une région extrêmement attachante. Moi j’y suis très attaché. Je suis très attaché au Rhône. Et même aux Alpes.

 

Gilles, à Rabaj

Quoi que vous en pensiez…

 

Rabaj

Je n’en pense rien. J’observe. J’expertise.

 

Gilles

… la rivalité entre les deux clubs se manifeste assez souvent pour qu’on ne doute plus de son existence.

 

Sarah

On ne saurait douter de l’existence d’une rivalité qui se manifeste si souvent.

 

Pirandelli

Pas plus tard qu’en avril 2012 ! Quelle controverse ! Quelle polémique ! Même les dirigeants des deux clubs s’y sont mis ! Et les instances nationales ! la FFF ! La LNF ! Le Medef !

 

Rabaj

La pantalonnade d’il y a deux ans ne prouve rien quant à la consistance ontologique du contentieux stéphano-lyonnais.

 

Pirandelli, méridionnal

La pantalonnade ? La pantalonnade ?

 

Rabaj

Ou la mascarade, puisqu’il s’agit d’enfiler des masques pour surjouer l’opposition. Pantalon-pantalonnade, masque-mascarade.

 

Pirandelli

Chez moi à Marignane on ne cuisine pas de la pantalonnade, encore moins de la mascarade, on cuisine de la brandade !

 

Sarah, brandissant une feuille qu’elle montre à la caméra

J’ai ici la transcription exacte du chant entonné par les joueurs lyonnais lors de ce sinistre épisode. Transcription établie par l’Observatoire de l’hygiène mentale du débat public, l’OHMDP, organisme dont la neutralité est  reconnue par tous

 

Rabaj, sceptique

Il est quand même contesté par la FNSEA

 

Pirandelli

Rabaj, on ne vous a pas coupé.

 

Sarah

Je resitue : il est à peu près 15h, le dimanche 28 avril. De retour de Paris, les joueurs de l’Olympique lyonnais fêtent leur victoire chanceuse en Coupe de la ligue. Et voici, textuellement, ce qu’ils chantent. Elle lit, comme elle citerait du Nietzsche

Emmenez-moi à Geoffroy-Guichard

Emmenez moi au pays des bâtards

Il me semble que la misère

Serait de supporter les verts

elle rebrandit la feuille.

 

Pirandelli

Comme c’est bien dit !

 

Sarah

J’ai également en ma possession le lien de la vidéo restituant cette scène de barbarie. (elle l’épelle solennellement :https://www.youtube.com/watch?v=HEXeD1h4F1I). Je répète : htt

 

Pirandelli

Ah ca rappelle les plus beaux liens de la grande époque des liens…

 

Sarah

Quand les joueurs lyonnais fêtent quelque chose, quel est leur premier réflexe ? Insulter les stéphanois.

 

Pirandelli

Et en poésie, s’il vous plait ! Guichard-bâtard. Misère-verts. Ca rime ! Ca rimaille ! Ca rimoulette !

 

Rabaj

J’observe quand même que ce ne sont que des rimes plates

Un temps

aabb. Ar-ar / ère-erts. C’est assez pauvre.

Un temps

Des rimes croisées auraient été plus raffinées, c’est-à-dire une alternance abab : Guichard-Misère-bâtard-verts.

 

Pirandelli

La poésie c’est pas de la technique monsieur Rabaj, la poésie elle vient de là (il se tape le cœur), elle vient du blues.

 

Rabaj

En tant qu’observateur je note également un impair dans l’équité syllabique.

Em-me-nez-moi-à-Geo-ffroy-Gui-chard, neuf syllabes

Em-me-nez-moi-au-pays-des-bâtards, dix syllabes, ça ne colle pas.

 

Gilles

L’impair était déjà présent dans la chanson originale.

 

Rabaj

Mais là il me semble, enfin dites-moi si je me trompe, il me semble que les paroles de CharlesAznavour ont été légèrement modifiées.

 

Pirandelli

A peine !

 

Sarah

Précisons les joueurs ont chanté ça au balcon de l’Hôtel de ville de Lyon. C’est-à-dire avec la bénédiction de l’équipe municipale.

 

Gilles

Laquelle équipe a parfaitement approuvé le club lorsqu’il a infligé à sept joueurs une amende de 5000 euros et un match de suspension.

 

Sarah

Avec sursis.

 

Gilles

Que demande le peuple ?

 

Sarah

Le peuple demande : pas de sursis.

 

Raaj (au public)

Le peuple demande du cirque. Circenses, en latin, et je peux vous donner la citation grecque. Des leurres pour occuper la plèbe. A ce propos Guy Debord nous dit qu’au sein de la Société du Spectacle, et je mets une majuscule à société et surtout à spectacle, dans la Société du Spectacle dit-il, le vrai est un moment du faux.

 

Gilles, sortant des papiers d’un dossier

En matière d’insultes adressées aux supporters de la ville ennemie…

 

Rabaj

Je répète : le vrai est un moment du faux

 

Gilles

….en matière d’insultes, ce sont les Stéphanois qui ont tiré les premiers. Dans ce recueil de chants de stades édité par le CREC, le Cercle Restreint d’Ethnologie Contemporaine dont personne ne remet en cause la légitimité…

 

Rabaj, sceptique

A l’exception de l’OPEP quand même.

 

Pirandelli

Rabaj, on ne vous a pas coupé. Essayez de laisser le débat dans l’état où vous l’avez trouvé en entrant.

 

Gilles

Dans ce recueil, on trouve le refrain suivant : (il chausse ses lunettes :) Lyon, Lyon, on t’encule. Refrain dont il existe plusieurs variantes d’une tribune à l’autre. Par exemple : Lyonnais, lyonnais, je t’encule. Ou encore : Lyonnais, penche-toi que je m’y mette, Lyonnais attrape la savonnette.

 

Pirandelli

Ça rime, ça rimaille, ça rimoulette !

 

Gilles, feuilletant

Je pourrais continuer toute la soirée. Tenez : « Je n’irai jamais à Gerland / c’est plein de bâtards bleu rouge et blancs »

 

Pirandelli, enjoué

A bâtard, bâtard et demi !

 

Rabaj

Un nombre non négligeable d’insultes populaires font retour sur la scène utérine. Bâtard. Fils de putes. Enfant de salope. On songe aussi au fameux : résidu de fond de capote. Ou encore au classique : tu as été fini à la pisse. A distinguer cependant du traditionnel : tu as été bercé trop près du mur, qui…

 

Gilles, toujours lunettes et toujours papiers

Par décence je ne m’attarderai pas sur les insultes non-chantées : par exemple l’OL qu’on appelle L’Olympique des Lesbiennes.

 

Sarah

Et alors ? prenez-le comme un compliment.

 

Un temps

 

Gilles

Ecoutez, personnellement je n’ai rien contre l’amour entre femmes. J’ai moi-même une amie homosexuelle…

 

Pirandelli

C’est formidable, Gilles. C’est vraiment un beau geste.

 

Bienheureux

… mais je ne pense pas que les supporters, et surtout pas les stéphanois, soient excessivement homophiles.

 

Pirandelli

Oh le sang contaminé, quel scandale ! Quelle polémique ! Oh à l’époque on s’est fait de ces débats…

 

Un petit temps d’arrêt.

Rabaj en messe basse lui fait remarquer qu’il confond…

 

Bienheureux

Je ne m’attarderai pas non plus sur Roger Rocher, président des Verts de 76, disant qu’en football Lyon est, je cite, la banlieue de Saint-Etienne.

 

Pirandelli

Bien joué Roger !

 

Sarah, elle aussi sortira ses papiers.

La phrase est sortie de son contexte. Elle était une réponse à l’idée répandue selon laquelle Saint-Etienne serait la banlieue de Lyon.

 

Rabaj

Sera ! Sera. Dans dix ans. Dans dix ans le grand Lyon aura absorbé Saint-Etienne, toutes les études le montrent, comme ce dossier l’atteste (il brandit un dossier titré au marqueur TOUTES LES ÉTUDES.)

 

Pirandelli

« Toutes les études ! » Je l’ai lu c’est un livre exceptionnel.

 

Sarah (ils ne l’écoutent pas)

Qui a déclaré avoir, je cite, « pavé sa pelouse pour éviter de se lever avec du vert sous les yeux » ?

 

Pirandelli

Hou, ça c’est au moins du Frédéric Dard !

 

Sarah

Non, du Raymond Domenech.Qui fut un joueur lyonnais avant de saborder l’équipe de France

 

Bienheureux

On ne voit pas le rapport.

 

Sarah

Tout le monde voit très bien le rapport.

 

Bienheureux

Qui est tout le monde ?

 

Rabaj

D’un point de vue scientifique, tout le monde est strictement égal à personne.

 

Sarah

J’ai ici une clé usb comprenant une vidéo où ce monsieur Domenech prononce ses mots dans son salon, devant ses enfants ! Elle m’a été remise en mains propres par le juge Van Ruymbeke

 

Pirandelli, à la sépharade

Aïe aïe aïe !

 

Entretemps Gilles s’est levé, va dans les coulisses, ramène un mannequin avec maillot lyonnais et tête de Ben Laden

 

Bienheureux

Voici un mannequin de Lyonnais concocté par les stéphanois en vue du derby de la saison 2002-2003.

 

Rabaj, il le prend

Fabriqué en Chine, je suppose.

 

Sarah

Voici une canette de Heineken retrouvée dans un œil stéphanois le 12 mars 1988 a 13h45.

 

Rabaj, examinant le mannequin

Oui c’est bien ça en Turquie.

 

Sarah

On y a relevé de l’ADN de Lyonnais, et, corrélativement, des fibres de polo Lacoste.

 

Pirandelli

Si ce n’est une guerre ça y ressemble, hein Rabaj ?

 

Rabaj

Effectivement il y a là l’expression d’une certaine animosité…

 

Pirandelli

Pardon mais moi je dirais une animosité certaine. Vous prenez tout à l’envers c’est hallucinant.

 

Rabaj

… Mais que cette rivalité s’exprime dans l’occurrence pittoresque d’une tribune de stade montre bien que nous en sommes arrivés à son

moment maniériste. J’entends par maniérisme la séquence picturale où le tableau devient un système de signes sans référent, une pure signalétique, le rituel vidé de sa substance, le code soustrait à son sens, ce sont des choses suffisamment connues pour que je ne m’y attarde pas. Eléments qu’on retrouve évidemment dans le travail d’un Arcimboldo

Un tableau dudit projeté par power point… 

…et donc dans quelques propositions esthétiques contemporaines

photo d’un supporter lyonnais ou stéphanois très bigarré.

 

Les autres semblent accuser le coup.

Pirandelli ne sait plus comment relancer… Il fait des grands signes à Bienheureux pour qu’il réplique, comme un metteur en scène galvaniserait son comédien. 

 

Rabaj

Vous avez parlé, Monsieur Pirandelli, de guerre immémoriale.

 

Pirandelli

Absolument ! Im-mé-mo-riale !

 

Rabaj

Le mot est correct. Le fondement de la guerre est si lointain qu’il échappe à la mémoire. Comme dans ces villages où deux familles se détestent à cause d’un litige oublié entre leurs ancêtres. C’est pourquoi…

 

Pirandelli

C’est pourquoi vous allez vous arrêter là, Rabaj… Car c’est l’heure de la pub. 

 

Rabaj

Ah bon ?

 

Pirandelli

Ben oui, qu’est-ce que vous croyez. On n’est pas une chaine de fonctionnaires, il faut qu’on gagne notre vie, nous.

 

Rabaj

Non mais je voulais juste ajouter

 

Pirandelli

Sans la pub Rabaj, qui vous paye le taxi pour venir ?

 

Rabaj

Je suis venu en bus en fait.

 

Pirandelli

Quel orgueil Rabaj, quelle suffisance. Tonitruant : On se retrouve dans deux minutes pour la suite du grand débat, que dis-je, du grand débat ! A tout de suite pour refaire le monde, refaire le match, rejouer la scène !