Le 17 mars 1976, la France du foot se réjouissait de voir les Verts créer l'exploit contre Kiev. Sauf un drôle de coco : Pierre-Louis Basse. Homme de radio devenu écrivain, il a choisi ce match pour débuter son dernier roman Gagner àen mourir. Extraits.
J'ai aimé le football comme on aime son enfance.
Le 17 mars 1976, au moment exact où le Dynamo Kiev encaissa trois buts – sans en rendre un seul – du côté Geoffroy-Guichard, ma petite gueule de Komsomol en prit un sérieux coup ! Le parti communiste réunissait encore un peu plus de 20% de notre électorat. Trois fois le Modem s'il vous plaît ! Quelques mois plus tôt, dans les rues de Paris, et jusqu'au Père-Lachaise, deux cents mille personnes avaient accompagné la dépouille de Jacques Duclos. Il y avait encore du monde, plein de jolies jeunes filles en larmes, sur le passage de cette figure assez bonhomme, d'un communisme à la française. Et quand le Dynamo de Kiev de Blokhine, Onitchenko, Rudhakov et Lobanovski se dressa sur la route de la bande à Larqué et Rocheteau, croyez-moi : j'étais à fond les ballons derrière les Soviétiques !
Je le sais bien. Je ne vais pas me faire que des amis. Mais je profite de ce livre dans lequel nous allons beaucoup parler de Kiev, de ses héros – invisibles et légendaires – pour revoir en boucle – c'est la magie d'Internet et la mise à disposition des images de l'INA – le tournant de ce fameux match du printemps 1976, à Saint-Etienne. Magnéto.
Trente-six ans ont passé. Ces images n'ont pas pris une ride. Les hommes sont les mêmes. Seuls la haute technologie et le spectacle du sport semblent avoir modifié les visages et les corps en mouvement. Sur le terrain, les photographes sont admis au plus près des joueurs. Après chaque but, on dirait qu'ils gambadent sur le pré. Y compris dans l'action. Il y a dans les tribunes de Geoffroy-Guichard des types dont l'allure, assez naturelle, n'est pas sans rappeler le physique de Gérard Depardieu dans Le Choix des armes. Cheveux longs et pantalons en tergal avec pattes d'éléphant. L'impression que les ouvriers – au stade comme en ville – n'avaient pas encore été placés hors champ de la réalité des choses. Illusion d'optique. Parfois, lorsqu'il était d'humeur badine, Giscard leur rendait visite à l'heure du souper. Le monde ouvrier français, en ces étranges années vertes, découvrait à domicile le tweed et les cravates du président. Ils ont bien fait d'en profiter. Bientôt, mon pays les abandonnerait. L'été promettait d'être chaud. Après chaque match de Saint-Etienne, cette année-là , on aurait dit que la télévision française découvrait l'enthousiasme des foules pour le ballon. Quelques signes – panneaux indicateurs – d'un monde qui a changé ? Ces petits riens, qui en disent long, sur une forme d'effacement, de disparition. Les jolies liaisons comme psalmodiées par les joueurs, dans leurs commentaires d'après-match. Une voix de sport ancrée encore dans l'épaisseur de la vie. Et pour lancer le reportage, le présentateur, inquiet, semblait chercher une boîte mystérieuse planquée sous la table.
Mes ouvriers avaient une autre gueule. Je les observais, avec leurs bonnes têtes un peu rougeaudes de bateliers du Don Paisible. Leurs visages pâles, et leurs pommettes si hautes. Je les voyais, moi, surtout du côté des maillots blancs de Kiev. Et Lorsque Blokhine est parti de l'autre côté, plein champ, avec son pied gauche pour amuser la galerie, je ne me suis pas inquiété. Bien au contraire. J'ai pensé que tout cela ressemblait à une merveilleuse cavalcade sur les bords du Dniepr. Il était tout d e même grand temps de mesurer que les ouvriers étaient aussi les patrons dans la mère patrie. Et qu'ils étaient à l'est. J'imaginais confusément sans doute – mais c'était comme dans un rêve – qu'ils étaient bien les dignes héritiers de leurs copains qui s'étaient fait trouer la peau, trente ans plus tôt.
Il me semble que c'est hier. J'approche le bout du nez au plus près de l'écran de télévision. Les voix de Pierre Cangioni et de Jean Raynal provoquent quelques grésillements dans mes narines. Je suis convaincu que l'affaire est pliée. Encore une victoire des travailleurs. Ils ont l'air finauds comme tous ces commentateurs bourgeois qui n'arrêtent pas de nous dire qu'il fait toujours gris de l'autre côté du rideau de fer, et que les gens sont tristes. C'est quoi au juste, un rideau de fer ? Moi, ce dont je suis certain, c'est que Blokhine a le soleil sur la façade. Les joues hautes. Le regard fier. Blokhine ne parle jamais pour ne rien dire. Blokhine, à lui tout seul, montre à quel point le football soviétique s'est hissé au rang des plus grands ! Et puis tout s'est effondré. Je n'ai jamais su pourquoi Oleg a entamé un nouveau dribble intérieur. Une façon peut-être d'en rajouter sur Christian Lopez. Dommage, vraiment. Oleg avait fait le plus dur en liquidant Janvion, cinquante mètres plus haut. J'ai mis du temps à digérer cette surprenante coquetterie ukrainienne. Un coup de frime peut-être, dans un quotidien un peu rude. Ou bien voulait-il démontrer à des agents planqués dans le stade qu'il était prêt à filer de l'autre côté du fameux rideau de fer, histoire de monnayer ses talents ?
Vous connaissez la suite. En revoyant toutes ces images, je me demande si la chevauchée fantastique de Piazza, puis le but de Revelli ne symbolisent pas à eux seuls l'évolution de l'Europe et surtout la déroute du communisme, dans les années qui suivent cette rencontre. Moi, je m'accrochais à Kiev, et je commençais surtout à me demander, dans mes petits moments de solitude, ce qui pouvait bien me rattacher en profondeur à l'histoire de cette équipe.
Oui, j'ai aimé le football comme on aime son enfance. Avec insouciance et regret, car nous passons une partie non négligeable de notre vie à regretter cette enfance. Jouets et tendres crampons qu'il fallut oublier dans des chambres que nous allions abandonner. D'autres aventures nous attendaient dans le monde des adultes. Je n'ai jamais cessé de croire – au nom de cette passion pour l'enfance – que le football n'était rien d'autre que le merveilleux prolongement d'une époque. Puis, plus tard, qu'il fut capable de nous rendre cette époque intacte. Je me méfie toujours du présent. Le présent m'ennuie. Le présent ne réclame que des victoires et des performances. Tant de mensonges aussi. Non pas que le passé fut plus glorieux. Mais le passé nous oblige à aimer notre mémoire. A nous approcher au plus près de ceux et celles qui l'ont vécue. Au risque d'être trompé sur la marchandise. Je ne connais pas plus belle expression à propos d'un événement de sport : un match qui restera dans les mémoires… Parfosi même – à la voix d'un commentateur, la couleur d'un jour d'automne, un souvenir, voyages – je me demande si je n'ai pas aimé, dans ma vie, d'abord le football, avant tout le reste.
Extrait de "Gagner à en mourir" de Pierre-Louis Basse, éditions Robert Laffont 2012