Dans cette seconde partie de l'entretien, l'auteur de Loin de quoi ? nous parle notamment de Cruyff, Rocheteau, Bergkamp, Faulkner, Woolf et Lowry.


Quel regard portes-tu sur le niveau actuel du championnat de France ? Partages-tu le point de vue du père de Simon : « pars, bien sûr par de ce pays, il n’y a pas d’avenir pour toi ici, pars sans regret : même notre championnat de foot ressemble de plus en plus à l’hôpital des enfants malades »

Notre championnat n’a pas un niveau terrible. Quand tu vois que Bordeaux, troisième du championnat l’an dernier, est éliminé de la Ligue des champions après quatre matches sans avoir marqué un but. Bordeaux avait des adversaires de valeur (Liverpool, Eindhoven) mais ce n’était quand même pas le groupe de la mort donc ça me laisse un peu dubitatif. Quand on regarde un match du championnat de France, il y a beaucoup de déchets, beaucoup d’à-peu-près. Mais en même temps c’est normal, les meilleurs joueurs évoluent à l’étranger. De plus, je trouve que les entraîneurs sont quand même tout le temps sur la défensive et jouent de façon très prudente donc ça donne des résultats toujours très étriqués. Il n’y a pas ce football débridé comme en Angleterre avec des équipes qui sont à mon avis globalement du même niveau technique et tactique. Dans le championnat anglais, je trouve qu’il y a moins de calculs et davantage de générosité. En France, le championnat n’est pas franchement excitant…

Dans ton roman Loin de quoi ?, Simon fête ses 31 ans mais ça n’a pas l’air de le réjouir : « Trente et un ans. Un âge batard. Un âge qui ne veut rien dire. Comme le numéro trois dans une équipe de foot. Arrière gauche tu seras. En touche tu dégageras. C’est tout ce qu’on te demande. Moi j’ai jamais demandé cela. J’ai toujours été partisan des relances propres. Dans mes pieds. » Que penses-tu des performances d’Hérita Ilunga ? Tu trouves qu’il dégage bien en touche ?

(Rires). En fait, ce passage ne fait pas référence à Ilunga, c’est davantage un clin d’œil à la chanson de Miossec « Evoluer en troisième division » : « Même si je ne suis qu'un bon cheval ou un gros bourrin, tu as le choix, un arrière droit assez brutal évoluant en D3 qui sent la bière et l'animal, les tacles et la mauvaise foi ». Ceci dit, c’est vrai que dans les équipes de district, il y a toujours un ou deux joueurs qui sont là parce que bon, il faut qu’on soit onze. Et souvent, ils héritent du poste d’arrière droit ou d’arrière gauche parce que finalement, c’est le poste le moins dangereux. Ils ne sont pas dans l’axe, on peut les surveiller (rires).

As-tu reçu beaucoup de ballons dans les pieds lors de ta fabuleuse carrière ?

J’aimais bien les ballons propres. J’en ai eus ou bien j’allais les chercher. Mais c’est vrai que souvent, surtout à ce niveau là, on conseille de dégager en touche s’il y a un problème. Et on retrouve ça souvent, même à un niveau national.

Quel joueur est pour toi le modèle en termes de relance ?

Je dirais Rijkaard ou Seedorf. Ah, j’allais oublier, il y a aussi Laurent Blanc. Evidemment, Laurent Blanc.

Peux-tu nous retracer brièvement ta carrière et tes principaux faits d’armes ?

J’ai toujours joué au foot, j’ai commencé tout gamin. Et puis on a formé une équipe dans L’Yonne. On a commencé au plus bas, en quatrième division de district. On est monté jusqu’en deuxième division. Je jouais également à la fac de Paris-III. A une époque, j’avais des semaines où il y avait entraînement mardi et match jeudi pour la fac, vendredi il y avait un décrassage et dimanche j’avais un match. J’étais en bonne forme, il faut dire que je buvais beaucoup moins que maintenant. Mais je garde un souvenir extraordinaire de ces matches du dimanche dans cette Bourgogne profonde. On faisait un « Envoyé Spécial » à chaque fois. On était considéré comme des Parisiens donc il y avait une rivalité assez sourde. On n’était jamais bien accueillis. Sans être péjoratif, je dirais que la plupart des supporters étaient des agriculteurs, des paysans qui faisaient leur sortie du dimanche avec un coup dans le nez pour voir du football. Mais ce qui est fantastique dans le football, c’est que les émotions que tu ressens à un niveau très bas s’approchent presque des émotions qu’un joueur professionnel doit avoir : marquer un but, donner une passe, mener au score, etc. Je pense que la frontière est très mince et que c’est la même émotion, la même joie quel que soit le niveau. C’est pour ça que le football est un sport universel. Quel que soit l’endroit ou tu joues, quel que soit le niveau ou tu joues, tu connais les mêmes bonheurs et les mêmes désillusions.

Comment vis-tu un match de foot ? Tu donnes de la voix et entames une sorte de tango endiablé quand ton équipe marque un but, à l’instar de Monsieur Finne dans ton premier roman Dade City ? Ou tu regardes ça religieusement comme le jeune Simon avec son oncle dans Loin de Quoi ?

En fait, c’est le match qui décide. Ce qui est beau dans le football, c’est que parfois tu regardes un match sans être vraiment concerné et tout à coup une action de grande classe te fait réagir vivement. Prenons l’exemple de ce mémorable Pays-Bas/Argentine en 1998, lors de la coupe du monde en France. En fin de match, Franck de Boer fait une longue ouverture pour Bergkamp qui élimine le défenseur adverse d’un magnifique coup du sombrero avant de marquer le but victorieux. Là je saute du fauteuil, vraiment, j’étais emballé par ce que je venais de vivre. C’est comme le but d’Owen à Geoffroy Guichard contre l’Argentine, toujours en 1998. https://www.youtube.com/watch?v=PKg4C0rTWUM 

Tu ne t’attends pas à ça ! Tu sais que tu vas voir un bon match... Bon, t’es installé comme ça, t’as pas d’a priori. Et là tout à coup t’as le génie qui envahit l’écran. Quand ça se produit, je jaillis, je crie. Et quand le Milan jouait, sur certaines actions de jeu de Savicevic, waou, j’étais déchaîné !

L’Ange Vert occupe une place importante dans la vie de ton narrateur : le jour de ses douze ans, Simon se voit offrir « le maillot de Rocheteau, numéro 7 griffé dans le dos, Manufacture de France scotché au torse. » Simon parle avec émotion de son oncle : « Il aimait lire. Et surtout, il était un ardent supporter des Verts. D’ailleurs entre les photos de ses enfants, Nathan et Jonathan, il avait encadré l’image de Rocheteau, ivre de joie dans les bras de Revelli, après son but salvateur contre le Dynamo de Kiev (…). Cette photo de joie absolue, de grâce suspendue, elle ne m’a jamais quittée ».
Au restaurant grec Chez Stephos, quand un serveur lui demande de décliner son identité, Simon répond : « Rocheteau, Dominique Rocheteau.» Lorsqu’il fait l’amour à Monika, le narrateur se prend encore pour l’attaquant stéphanois. Et quand il est interrompu dans son discours à l’Alliance française, Simon se dit coupé dans son élan « tel un Rocheteau qui, débarrassé de ses partenaires, s’en va se jouer du goal adverse avant que ce dernier d’un vilain tacle ne l’oblige à brouter l’herbe boueuse de Félix-Bollaert ou de Marcel Saupin.»Pourquoi es-tu fasciné par Dominique Rocheteau ? Est-ce dû à son style de jeu, à son look, à ce qu’il incarne ?


C’est un peu tout ça. Il avait un charisme, une tête d’ange, c’est vrai. J’aimais ses crochets, ses dribbles imprévisibles, sa façon de déstabiliser les défenses. Rocheteau m’a également frappé par son élégance et sa politesse. Il me semble qu’il n’a jamais eu de cartons jaunes. Rocheteau était également un personnage un peu atypique. A l’époque j’achetais Best et on le voyait avec sa batterie. Pendant la coupe du monde 1986, il lisait Tendre est la nuit de Fitzgerald. Après il a joué avec Pialat. Rocheteau était un footballeur génial, gentil dans le bon sens du terme, il a fait une coupe du monde 1986 exemplaire. Il avait un supplément d’âme, pour lui la vie ne se résumait pas seulement au football. Il a toujours été en marge. Il était vraiment excellent dans le film de Pialat mais il n’a peut-être pas su gérer son après-carrière. Enfin, non, je n’ai pas de jugement à donner. Je sais qu’il est dans ce comité d’éthique. Il a été agent de joueurs mais ce n’était pas son truc. Il a été commentateur, ce n’était pas son truc du tout, c’était catastrophique (rires). Mais ça reste un de mes joueurs préférés.

Une autre grande figure du football est plusieurs fois citée dans ton roman : Johan Cruyff. Simon reçoit une lettre de son père contenant un extrait particulièrement savoureux : « Hier encore, alors que je regardais, dépité, un affrontement assommant entre des Marseillais bégueules et des Monégasques monoparentaux, je me suis surpris à demander si sur ma tombe, en lieu et place d’une formule toute couillonne, je n’irais pas jusqu’à faire graver cette magnifique phrase : Ce ne sont pas les joueurs qui doivent courir mais la balle. M. Johan Cruijf. » Simon dit de sa compagne Monika qu’elle a « la même morgue indifférente que Cruiff écoutant l’hymne allemand »
Cruyff était-il l’idole de ta jeunesse ? Fait-il partie des plus grands joueurs de l’histoire du foot ?


Je ne peux pas dire que c’était l’idole de ma jeunesse car j’étais un peu trop jeune. Mais a posteriori, j’ai compris à travers les images d’archives que c’était un des plus grands joueurs de l’histoire. C’était le fer de lance de cette équipe des Pays-Bas qui a révolutionné le football. Le football total, avec toujours ce romantisme et ce génie d’avoir perdu deux finales de coupe du monde alors que les Hollandais étaient archi favoris. Chez Cruyff, il y a d’abord l’élégance. Je me souviens encore de son action magnifique de la première minute en finale de coupe du Monde 1974. Il s’engouffre avec classe dans la défense allemande, laissant sur place un Berti Vogts dépassé, avant de provoquer un penalty transformé par Neeskens. https://www.youtube.com/watch?v=G0Mn7eT8wRE

Chez Cruyff, j’aime ce port altier, cette morgue... Ce sentiment de supériorité, j’aime beaucoup !Même si les joueurs hollandais n’ont pas gagné la coupe du monde, ils restent persuadés – et à juste titre – qu’ils sont quand même les meilleurs. Cruyff représente également une conception du football tourné vers l’offensive, vers le jeu. C’était un plaisir immense de voir le Barça évoluer sous les ordres de Cruyff. Je me souviens d’un match où il dit à Stoïchkov « tu dois rester pour écarter le jeu le long de la ligne de touche ». Il le dit une première fois mais Stoïchkov a tendance à rentrer dans l’axe. Cruyff redonne sa consigne en haussant le ton et Stoïchkov n’obtempère pas. Après quinze minutes de jeu, Cruyff le sort ! Il a vraiment une conception du football très moderne, qu’applique un peu Rijkaard finalement à Barcelone, avec la rigueur du Sacchi de Milan. Je pense que Cruyff est un révolutionnaire. C’est en plus quelqu’un d’attachant, avec la crise cardiaque qu’il a eue. C’est un personnage un peu rock’n roll qui me parle beaucoup.

Au-delà de Cruyff, tu as une affection particulière pour l’équipe des Pays-Bas que tu compares au peuple juif…

Un point les rapproche : la haine des Allemands. Les affrontements Allemagne/Pays-Bas sur le terrain de football dépassaient largement le cadre du football. Les matches entre les deux équipes ont souvent été tendus.

Dans Loin de quoi ?, tu parles d’ailleurs de Rijkaard, « qui tel un lama hollandais dédaigneux, avait superbement craché sur cette face de fouine de Voller ».

En effet (rires) ! C’est bien que ces rivalités existent dans le football. Le football est aussi le reflet de la société. Les Hollandais ont toujours été assez gentils avec les juifs. Et je trouve qu’il y a cette même arrogance qui ne repose sur rien, enfin…si, qui repose quand même sur une supériorité intellectuelle sur les autres peuples et les autres religions, et les autres nations de football (rires). Il y a cette même morgue… Même dans la défaite, il y a cette même suffisance. Au-delà de la seule équipe de la coupe du monde 1974, la Hollande possède pour moi ce qui correspond le plus à mon idéal de football : un jeu à une touche de balle, toujours tourné vers l’offensive. Souvent on l’impression que c’est un jeu Nitendo : tac, tac, tac, ça combine toujours bien, c’est toujours propre, c’est toujours léché, les joueurs sont toujours élégants, comme Van Basten, Bergkamp, Robben.

Tu ne sembles pas apprécier particulièrement Zidane : Simon se dit « tout juste assez lucide pour considérer Zidane comme un ersatz de Cruijf ». Dans son discours à l’Alliance Française, il déclare notamment : «peut-on vraiment s’extasier sur son génie supposé alors que hormis deux coups de tête miraculeux lors du Mondial 1998, sera venu le moment de nous demander si Zidane n’est pas finalement que le dribbleur de l’invisible ou de l’inutile ». Pendant la coupe du monde en Allemagne, tu as un peu « taillé » Zizou lors d’une émission animée par Pierre-Louis Basse sur Europe 1. Pourquoi es-tu aussi critique envers Zidane ?

Parce que je crois connaître assez bien le football pour faire la différence entre un joueur très doué techniquement et un grand joueur décisif. Zidane est un ersatz de Cruyff, évidemment. Il n’a jamais eu la même efficacité et la même arrogance. Quand on se retournera sur la carrière de Zidane, on verra qu’il n’a pas été souvent décisif. En 1996, il n’était pas vraiment là à l’Euro. Il avait eu son accident de voiture, il était complètement lobotomisé, on ne l’a pas vu. En 1998… Bon, d’abord il piétine un joueur saoudien et prend deux matches de suspension. Il rate donc le Paraguay et revient en quart de finale. Contre l’Italie, il n’est pas décisif. Sur ce match, je me souviens plus des actions de Baggio que de la présence de Zidane. La demi-finale, c’était un moment complètement irrationnel. Thuram qui met un doublé ! Ce n’est pas Zidane qui marque les deux buts…

En finale, il en a quand même marqué deux sur trois... Pour le coup, il a vraiment été décisif, qui plus est lors du match le plus prestigieux que puisse disputer un footballeur !

Cette finale a été très, très étrange. Pour moi, ça reste la finale la plus étrange de l’histoire de la Coupe du Monde. Qu’est-ce qui s’est passé avec le Brésil ? Que foutait Ronaldo à l’hôpital trois heures avant le coup d’envoi ? Pourquoi le Brésil a été aussi emprunté, pourquoi le Brésil n’a pas joué, au point que Zidane a sans doute parqué pour la première et dernière fois de sa carrière deux buts de la tête ? A la limite, n’importe qui aurait marqué ses buts là, il était à deux mètres.

Il a eu le mérite d’être là au bon endroit et au bon moment, non ?

Oui, il fallait être là mais bon… Je crois que tout part d’un malentendu. Toute époque, toute société a besoin d’un héros. Evidemment, Zidane parce que Marseille, parce que Algérie, parce que gentil, parce que …

…tu penses qu’il n’y a que ça qui explique l’engouement autour de Zizou ? Ses qualités intrinsèques sont quand même exceptionnelles, non ?

Non, si on l’avait jugé seulement sur ses qualités intrinsèques, je pense qu’un joueur comme Gravelaine avait plus de qualités… Moi j’attends d’un joueur de la trempe de Zidane qu’il soit décisif. Comme Michel Platini par exemple. Un joueur qui à un moment dise : « bon, ça suffit les gars, maintenant donnez moi le ballon, fini de rigoler ! ». Je me souviens de Platini à Geoffroy Guichard contre la Yougoslavie lors du championnat d’Europe 1984. Il a pris le match à son compte et allez hop ! Un but du pied gauche, une tête plongeante et un but du droit sur coup-franc.

Zidane a également démontré qu’il pouvait faire basculer un match, souviens-toi de sa magnifique reprise de volée en finale de Ligue des Champions Real de Madrid/Leverkusen !

Oui, d’accord, c’était un beau but. Mais c’est l’un de ses trop rares coups d’éclats sous le maillot du Real Madrid. Je n’en démords pas : Zidane, pour moi, c’est beaucoup d’esbroufe. Enfin bon, il correspond aux valeurs de notre société d’aujourd’hui. Il représente la justice, l’égalité, l’intégration réussie…

Quand elle n’est pas « maligne comme un footballeur hollandais dans la surface de réparation », Monika est « perfide comme un Italien dans la surface de réparation de San Siro ». Comme de nombreux supporters stéphanois, aimes-tu Pipo Inzaghi ? La victoire de la Squadra Azzurra en coupe du Monde est-elle méritée ?

Bien sûr, j’ai jubilé lorsque Pipo Inzaghi a trompé Grégory Coupet en quart de finale de la Ligue des champions. Pas tant parce qu’il a marqué contre Lyon que parce qu’il a permis au Milan AC de gagner. J’ai une sympathie particulière pour ce club depuis toujours. C’est arrivé après Saint-Etienne mais j’ai quasiment le même rapport d’affection par rapport à cette équipe à travers les périodes. Maintenant, Inzaghi n’est pas mon joueur préféré. Je préfère Shevchenko, Van Basten...

Tes joueurs italiens préférés ?

Materazzi ! (rires) Plus sérieusement, Maldini, c’est la classe absolue. J’ai bien aimé les performances de Pirlo cette saison. L’équipe italienne qui a remporté la dernière coupe du monde formait un beau groupe, intelligent.

Es-tu un amateur du football italien ?

Oui, parce qu’il faut déjà comprendre que la France n’est pas un pays de football. Je me tue à dire ça aux gens, et souvent on me regarde avec dédain. Les Italiens s’intéressent vraiment au football, que ce soit dans les stades ou dans la presse. Quand tu penses qu’il y a un seul journal sportif en France, que L’Equipe a un monopole, tu te dis que la France n’est pas un pays de football. Il n’y a pas une religion du football comme en Italie. Le football italien est sûrement l’un des meilleurs footballs, l’un des plus intelligent. Personnellement, j’ai toujours été fasciné, même intellectuellement, par le Milan AC dirigé par Sacchi. Je me souviens toujours des joueurs français qui arrivaient au Milan, et se posaient des questions car ils suivaient des entraînements sans ballon pendant des heures et des heures. Et ça se voyait sur le terrain. Il faut des joueurs intelligents comme Boban pour mettre en œuvre ce genre de football qui était en même temps d’une efficacité rare et d’une audace, d’une originalité absolument exceptionnelles. Je ne pense pas qu’on ait revu ça, peut-être parfois dans quelques matches du Barça, sans doute parce que Rijkaard est passé par le Milan AC. Ce jeu là est l’alliance de l’intelligence avec l’efficacité et la malice.

Dans Loin de quoi ? , l’attaché culturel du consulat de France au Canada Monsieur Boitillon appelle sous l’emprise de l’alcool Simon « Savicevic » au lieu de « Sagalovitsch ». Ce lapsus est-il un clin d’œil à un footballeur que tu apprécies ? Aimes-tu le football yougoslave, réputé pour sa technicité et sa roublardise ?

Les joueurs du - feu - football yougoslave sont touchants. Sur le papier, ils avaient toujours des équipes absolument extraordinaires. Lorsqu’elles menaient au score ou dominaient leurs adversaires, elles étaient vraiment époustouflantes. Ces équipes étaient touchantes car parfois elles n’étaient pas là, avec tout le caractère slave que j’ai aussi en moi. Ces joueurs sont des rêveurs, il arrive que devant l’adversité ils courbent l’échine et attendent la fin. J’aime bien cette nonchalance. Savicevic est un superbe joueur. Il avait en plus un côté roublard dans le regard. Je me souviens que Berlusconi lui disait : « toi tu es le génie, tu es le seul génie du club ». Il était certes inconstant, mais extraordinaire à voir jouer. Un peu comme Ryan Giggs ou Cantona : des joueurs fantasques et qui manquent cruellement dans le football moderne. Aujourd’hui, on voit trop de joueurs stéréotypés, pas assez de fantaisie.

Tu viens d’évoquer deux joueurs qui ont brillé à Manchester United. Dans Loin de quoi ? , le narrateur Simon fait référence à un ancien joueur d’Arsenal : « Qu’est-ce qu’ils attendaient à France-Football pour refiler leur ballon d’or à Dennis Bergkamp ! Pire que le Goncourt cette affaire. Qu’il soit mort pour le foot ? Ou que par distraction, un jour de profonde déprime, il s’aventure du côté d’Heathrow, monte dans le premier avion et trucide le pilote avant de précipiter le biplaneur sur la maison de Roy Keane, le méchant diable rouge couleur mancunien qui martyrisait depuis des années les fragiles chevilles de ses adversaires ou même, lorsqu’il pétait la forme, de ses partenaires lors de féroces séances d’entraînement. » Aimes-tu le football anglais ?

Beaucoup. Quand on pense qu’il y a sept clubs à Londres ! T’imagines un match entre Montparnasse et Barbès ? Entre Belleville et la Porte de Vanves ? Pour nous, Français, c’est complètement surréaliste ! Les Anglais sont profondément amoureux du football. Ce sport est né là-bas, ne l’oublions pas ! Les Anglais ont pendant longtemps refusé de jouer la coupe du Monde car ils se considéraient sans doute au-dessus des autres pays. Je crois que leur première participation remonte à 1950. En Angleterre, il y a une vraiment une religion du football, un amour pour le ballon. Surtout, ce qui me touche est cette sorte d’affiliation que les supporters ont par rapport à leur club. Les fils sont amenés par leurs parents, peu importe le statut du club. Un supporter de Manchester City restera toute sa vie un supporter de Manchester City. Même si Manchester United remporte les titres, il restera fidèle à son club jusqu’à sa mort.

Cette fidélité, cette affiliation sont-elles vraiment spécifiques à l’Angleterre ?

A Saint-Etienne il y a sûrement la même chose. Je pense que c’est peut-être le seul club en France où il y a ce même rapport d’un public à un club. Mais en Angleterre, ça fait partie de la culture des supporters de très nombreux clubs, même s’ils sont modestes. Là-bas, tu as des matches de troisième division qui se jouent devant plus de 15.000 personnes. Tu ne retrouves pas ça en France. En Angleterre, même si tactiquement c’est parfois flottant, il y a toujours une générosité, un engouement qui font qu'un match est toujours un spectacle. Une interview de Wenger m’a beaucoup marqué et illustre bien ce qu’est le foot anglais. Il disait en substance : « quand on perd un match, à domicile par exemple, les supporters ne sifflent jamais les joueurs car ils savent qu’ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes. Mais quand vous croisez leur regard c’est pire parce que vous voyez de la tristesse dans leurs yeux et vous savez que pendant une semaine, ils vont être chagrin dans leur vie. Et ça, c’est un poids terrible à supporter ». C’est très beau !

Bergkamp a mis un terme à sa carrière il y a quelques mois et il n’aura jamais eu le ballon d’or. Il le méritait vraiment selon toi ?

Evidemment, évidemment. Ah, quel joueur ! Il a été plusieurs fois classé deuxième ou troisième mais il ne l’a jamais eu. Bergkamp était un joueur élégant, subtil. Et puis un joueur claustrophobe qui ne supporte pas de prendre l’avion, moi je l’aime déjà ! C’est extraordinaire, un type qui était obligé de partir deux jours avant et de prendre l’Eurostar…Vraiment, ça me le rendait sympathique. Sur le terrain, il démontrait une grande intelligence de jeu. Des joueurs comme Robert Pirès et Thierry étaient d’ailleurs élogieux sur les qualités de joueur de Bergkamp. Il illuminait le jeu, vraiment !

Cette année, quel joueur mériterait d’être récompensé ?

Bergkamp (rires) ! Franchement, je pense que Buffon mériterait peut-être de l’avoir. Dans les années de Coupe du Monde, il est très difficile de ne pas décerner un ballon d’or à joueur qui n’a pas été sacré champion du monde. Cette année Ronaldinho a plus pratiqué les bordels que le beau jeu. Eto’o est un grand joueur mais il est pénalisé par sa blessure et par l’absence du Cameroun à la Coupe du Monde. Thierry Henry est un prétendant sérieux. Mais j’ai l'impression qu’il y a un problème avec Thierry Henry, c’est peut-être dû à son attitude…Personnellement ça ne me gêne pas mais on sent que de nombreux journalistes sont toujours un peu sur leur réserve et mettent toujours un bémol, parfois justifié. C’est vrai que Thierry Henry ne s’est pas mis en évidence en finale de Ligue des Champions et en finale de Coupe du Monde. Buffon, je l’aime bien car il a un regard d’enfant. Et puis c’est un gardien exceptionnel. Mais bon, il paraît que ça va être Cannavaro, alors...

Le prix Goncourt a été attribué à Jonathan Littel pour Les Bienveillantes. Ce roman décrit minutieusement, à la première personne, la vie d'un officier SS. Claude Lanzmann a laissé entendre que Jonathan Littell était fasciné par son personnage et se délectait de son abjection. As-tu lu ce livre et que penses-tu des polémiques qu’il suscite ?

J’ai lu 150 pages. Ce n’est pas l’œuvre d’un grand romancier. C’est une œuvre très fouillée, mais pour moi qui suis sensible au style, on ne peut pas dire que l’écriture soit enchanteresse et m’amène à tourner les pages. Quand tu vois les gens qui siègent au prix Goncourt, je suis persuadé qu’aucun des jurés n’a lu le bouquin jusqu’à la fin, c’est évident ! François Nourissier a la maladie d’Alzheimer, la moyenne d’âge doit frôler les 80 ans. Ces gens là sont incapables de lire un livre de près de mille pages jusqu’à la fin. Je suis archi convaincu que les gens achètent ce livre mais ne le lisent pas, parce que c’est ardu, parce qu’il n’y a pas de dialogue. Mais bon, c’est marrant qu’un romancier américain ait le Goncourt.

Pourquoi n’as-tu pas dépassé les 150 pages de ce livre ?

La vie est courte ! J’aime lire aussi des gros livres mais le style affiché par l’auteur ne m’a pas envahi. Je tournais les pages comme ça mais j’attends plus d’un grand roman, la façon de raconter ne m’a pas transporté.

L’holocauste est un des thèmes récurrents de tes romans. Sur ce sujet à la fois grave et sensible, quels sont les livres qui t’ont le plus touché, remué ? Les témoignages de Primo Levi et Jorge Semprun ?

J’ai en mémoire cette phrase d’Adorno qui disait : « après Auschwitz, on ne peut plus écrire. » Ecrire un roman sur Auschwitz est quelque chose d’impossible pour l’instant, ou alors on tombe très vite dans la pornographie, dans la vulgarité. Une victoire finalement du nazisme, c’est d’être allé tellement loin dans la monstruosité qu’il a tué le langage. Les mots sont impuissants à rendre compte de ce que fut cette barbarie. C’est vrai que je préfère dans ce cas là les témoignages directs - comme ceux de Primo Levi, Semprun ou d’autres – aux romans qui ont toujours un aspect outrancier et sont toujours en dessous de la réalité. Mais peut-être qu’un jour un génie, comme Tolstoï a su dans Guerre et Paix retracer les guerres napoléoniennes, rendra compte avec une prose poétique de cette monstruosité de l’holocauste.

« A partir d’un moment, les mots eux-mêmes ne veulent plus rien dire. Ils ne mentent pas mais dans le même temps ils ne disent pas la vérité. » Es-tu d'accord avec cette phrase de Nathan, l’un des personnages de ton premier roman Dade City ?

Oui. Je pense que c’est la plus grande victoire du nazisme : il est allé tellement loin dans l’extrême que des mots comme « horrible », « tragique» sont insignifiants. On arrive un peu à toucher l’horreur à travers des témoignages. Je pense notamment à Shoah, le film de Claude Lanzmann. Ce passage du coiffeur qui a vu sa sœur, là … Là on arrive à toucher l’horreur. Je pense que c’est une des limites de la littérature pour l’instant : devant un sujet qui dépasse l’humain, elle ne peut que bégayer.

Dans la préface de Dade City, ton premier roman, et dans Les Perdants Magnifiques, tu cites William Faulkner. Est-ce l’un de tes auteurs préférés ? Pour quelles raisons ?

Faulkner fait en effet partie des mes auteurs préférés. Chez Faulkner, il y a cette ambition démesurée de dépeindre des monologues intérieurs d’une manière sensible, non pas d’un point de vue intellectuel comme Joyce l’a fait à travers Ulysse, mais d’une manière très tactile qui m’a bouleversé. Faulkner n’est pas auteur facile, évident. Au début, je lisais cent pages de Faulkner et je mettais le livre de côté, je ne comprenais pas ce qui se passait du tout. Borges a d’ailleurs une phrase très belle : « on ne sait pas ce qui se passe vraiment dans les romans de William Faulkner, mais on devine que ce qui s’y passe est tragique. » C’est vrai qu’on toujours cette impression là. Faulkner était évidemment énorme car il a complètement changé la façon de raconter le roman, il a complètement cassé ce qu’était le très respectable roman du dix-neuvième siècle. Il a changé la façon de raconter les choses avec plusieurs personnages. C’est une technique romanesque qui me sied. Dans les romans de Faulkner, il y a un souffle, une écriture, une poésie, quelque chose de brûlant.

Ton second roman, La canne de Virginia, raconte les derniers jours de Virginia Woolf. Peux-tu nous dire quelques mots de ce livre et des raisons qui t’ont poussé à l’écrire ?

A sa manière, Virginia Woolf a aussi révolutionné la façon de raconter, qui n’est plus linéaire mais entrecoupée de descriptions, de dialogues. J’ai toujours été fasciné par son suicide, un jour de pluie, le 28 mars 1941. La scène se passe en Angleterre, pendant les bombardements allemands. Virginia et son mari Leonard séjournent dans une propriété du Sussex, en compagnie de Louie, leur domestique. Un jour de pluie, Virginia Woolf sort avec sa canne, elle arrive au bord de la rivière. Cette image m’a toujours poursuivi. Elle remplit ses poches de pierres, elle plante sa canne dans la boue, et elle s’avance dans la rivière - l’Ouse – avant de disparaître. Leonard, dans son bureau à cet instant, descend quelque temps après et appelle Virginia. Il sort, court à sa recherche dans la campagne anglaise sous la pluie et sous les bombes. Il comprend tout de suite ce qui s’est passé. Cette canne, c’est une façon de dire « je m’en vais mais je reste encore debout, je pars mais en toute conscience ». C’est un symbole très fort.

Tu as choisi de mettre une citation de Malcom Lowry en préface de La canne de Virginia. Un passage de ton roman Loin de quoi ? fait également référence à ce romancier anglais. Son œuvre majeure, Au-dessous du Volcan, est-il l’un des plus grands chefs d’œuvre de la littérature ?

Selon moi, Au-dessous du Volcan est le plus grand roman du vingtième siècle. Malcom Lowry est un écrivain qui a eu une vie agitée et tumultueuse. Après des années d’errance, il a trouvé la paix à Vancouver. C’est pour ça aussi que je suis allé à Vancouver. Je voulais comprendre comment cette ville avait pu le changer de manière aussi radicale. Maintenant j’ai compris. Au-dessous du Volcan est le livre qui clôt le siècle, qui résume la condition de l’homme moderne d’une manière percutante avec une prose absolument sublime. On peut lire tous les passages. Prends une page au hasard, je sais que tu tomberas forcément sur un passage magnifique. Malcolm Lowry a mis dis ans à l’écrire, il y a toute une mythologie autour de cela, à travers le personnage du consul alcoolique Geoffrey Firmin. Ce livre, c’est quelque part toute l’histoire de l’humanité après la Shoah. C’est éminemment complexe, c’est éminemment beau, et, et … il faut le lire !

L’alcool est très présent dans la vie et l’œuvre de Malcow Lowry. Il occupe aussi une bonne place dans tes romans. Dans Loin de quoi ?, on boit de la bière fade, des mignonnettes de Johnny Walker, de la Guinness, du Macallan, une bouteille de Courvoisier, du bourbon, trois pernod, deux bouteilles de château-margaux, une bouteille d’un litre de boukthari, une bouteille d’ouzo, trois bouteilles de Veuve Clicquot, une bonne bouteille de tokay, quelques verres de whisky canadien et une bouteille de Jack Daniel's ! Cet inventaire « à l’après-verres » reflète-t-il tes goûts et ta cave ?

(Rires) Hum, hum… Maman, tu m’écoutes ? J’ai effectivement une tendresse pour le whisky et pour le bourbon. Ce sont des alcools envoûtants, bien plus quel les alcools blancs que je ne supporte pas. Tu peux me laisser une bouteille de martini ou de porto, je n’y toucherais pas. Le whisky est une vraie boisson d’homme, revigorante.

Comme toi supporter des verts et des verres, Bernard Pivot vient de publier récemment un Dictionnaire amoureux des vins. Quels vins aurais-tu mis à l’honneur si tu avais dû rédiger ce livre ?

Je ne m’y connais pas trop en vins, je suis plus attiré par les purs malts, les whiskys.

Ton whisky préféré ?

Un Macallan 18 ans d’âge. Pour moi, c’est du Cruyff !

Pour finir l'entretien, je te propose de répondre au questionnaire de Proust revu et corrigé par poteaux-carrés. Ton équipe préférée ?

Saint-Etienne.

L'équipe que tu détestes ?

C’est Lyon, forcément !

Ton geste technique préféré ?

Un enchaînement contrôle/ passe propre.

Le son, le bruit du stade que tu aimes ?

Un coup de sifflet de l’arbitre quand il est tranchant, bien net. Tu l’entends bien, comme ça… (rires)

Le son, le bruit du stade que tu détestes ?

Je n’ai pas trop les insultes du genre « arbitre, enc... » ou « Aulas, enc... ».

Ton juron, gros mot ou blasphème favori lors d'un match ?

Ce n’est pas vraiment un juron mais plutôt de la colère après un joueur : « ah, quel incapable, comment t’as pu rater ça ».

Un footballeur pour illustrer un nouveau billet de banque ?

Rocheteau. Mais bon, je ne pense pas qu’il aimerait ça. Je dis ça juste pour le faire chier (rires)

Le métier du foot que tu n'aurais pas aimé faire ?

Préparateur physique parce que t’es obligé de montrer les exercices, de t’entraîner avec les joueurs.

Le joueur, l'entraîneur ou l'arbitre dans lequel tu aimerais être réincarné ?

Pour le joueur, Cruyff. Pour l’entraîneur, Robby ou Sacchi. Pour l’arbitre, Wurtz.

Si le Dieu du foot existe (on aurait entraperçu sa main lors d'un Angleterre-Argentine resté célèbre), qu'aimerais-tu après ta mort l'entendre te dire ?

« Je sais que je t’ai empêché d’avoir une carrière footballistique qui aurait dû te mener au sommet, mais je pense que tu étais plus doué pour la littérature que pour le football ».

Merci Laurent pour ta disponibilité, ton humour, ton bourbon et tes guinness.