A quelques jours du match Saint-Etienne-Nantes, le journaliste Maxime Cogny vous invite à (re)découvrir la rivalité entre les Verts et les Canaris. Premier volet de son étude : "Deux régions, deux cultures foot"
1 - Deux régions, deux cultures foot
D’un côté la Loire-Atlantique, de l’autre la Loire. D’un côté la douceur du Val de Loire, de l’autre la rudesse et les mines du Forez. Voici, grossi, le fossé qui sépare l’environnement de Nantes et Saint-Étienne. Avant 1970, le parcours sportif des deux clubs est lui, presque similaire. « Il n’y avait pas de centres de formation, explique Bruno Lautrey, ancien journaliste sportif à Presse-Océan, retraité depuis quelques semaines. Nantes est monté en première division avec une équipe composée de jeunes joueurs tels Suaudeau ou Le Chenadec, encadrés par des plus vieux, comme Strappe, Gonzales, ou Dereuddre. C’étaient des joueurs de la région. Noms à consonance bretonne pour Nantes, polonaise ou tchèque à l’AS Saint-Étienne à cause des mines. Et la naissance de la rivalité entre Nantes et Saint-Étienne date précisément de la saison 1962-1963, lorsque les deux clubs jouent l'un contre l'autre en deuxième division. Cette année-là, les Verts terminent premiers, juste devant les Jaunes : à partir de la saison suivante, c’est dans l’élite que les deux équipes livreront leurs plus beaux combats. Dès ses premières saisons en première division, le FC Nantes est sacré champion de France (65 et 66). En 1967, l’AS Saint-Étienne empêche Nantes de réaliser une performance inédite : devenir champion trois fois consécutives.
Au-delà de ces données statistiques, les différences entre les deux équipes s’illustrent véritablement sur le terrain : si Nantes et Saint-Étienne jouent toutes deux au football, celui pratiqué par les deux clubs n’est pas le même.
« A Saint-Étienne, il est inconcevable qu’un joueur ne se défonce pas pendant un match, confie Robert Budzynski, actuel directeur sportif du FC Nantes Atlantique, ancien joueur de Nantes et de Lens. La culture du club nordiste est relativement proche de celle du Forez, « où la manière de jouer est à la mesure de la dureté du travail (à la mine, ndlr). Là-bas, le match, c’est un véritable homme à homme », explique-t-il. A Saint-Étienne plus qu’à Nantes, c’est l’engagement sur le terrain qui sert de trait d’union entre le public et son équipe. « J'ai été émerveillé par les qualités morales, l'abnégation, l'adhésion totale que mettent tous les joueurs stéphanois dans la bagarre. Jamais auparavant dans les équipes stéphanoises que j'ai connues, je n'avais ressenti une telle force et une telle solidarité », déclarait Robert Herbin, l'entraîneur des Verts, après un match gagné à Troyes en 1975 (1).
Cette capacité d’engagement supérieure de la part des Stéphanois contraste avec l’alternative proposée par le FC Nantes, une équipe souvent composée de joueurs plus frêles. Sur les bords de la Loire, on penche pour un jeu alerte, basé sur la vivacité : « anticiper, éviter, faire courir ». Et Bruno Lautrey de préciser : « Nantes possédait un jeu plus élaboré, c'était l'héritage de la méthode Arribas (arrivé au club en 1960, ndlr) : il faut non seulement gagner mais aussi bien jouer. »
Les rencontres entre les deux "grands" du football français représentent avant tout une opposition de style. « Au cours de ces matches, les deux équipes n'étaient pas toujours très tendres, mais elles se respectaient avant tout. Chacun appréciait le jeu de l'autre », poursuit celui qui est aussi le fils de l'un des douze membres fondateurs du FC Nantes en 1943. « Du côté de Saint-Étienne, on avait coutume de dire que les Nantais étaient des pleureuses », sourit Bruno Lautrey. Pour autant, cette dichotomie ne saurait laisser présager que les Verts jouaient seulement physique. Ainsi, le trio de milieux récupérateurs Larqué-Bathenay-Synaeguel était plutôt considéré, à l'époque, comme un trio de techniciens et non pas de joueurs rugueux... Qualificatif qu'on aurait bien aimé leur apposer à l'extérieur. Saint-Étienne jouait de manière plus directe, plus costaud. Clément Boré, fondateur du FCGJ, le Fan Club Gérard Janvion (milieu de terrain de l'AS Saint-Étienne) le reconnaît volontiers : « Je crois qu’il y avait de la part des Stéphanois - connaisseurs de football - une réelle admiration pour le jeu nantais qui, lorsqu'il était à son summum, présentait ce que l'on peut faire de mieux en équilibre collectif, un peu comme un numéro bien répété, où l'on s'étonne de l'habileté de chaque mouvement qui semble avoir été travaillé à l'entraînement ».
Pour Jacques Vendroux, journaliste, directeur des sports à Radio France, « Nantes et Saint-Étienne représentaient deux styles différents... mais il y avait un match au cours duquel Nantes ne jouait jamais à la nantaise : contre Saint-Étienne ».
Hier comme aujourd'hui, la notion de spectacle était donc au centre du débat. A Nantes, l'équipe du "panache offensif", il est de toute manière difficile de concevoir une formation "bétonnante" même pour aborder un match de Coupe d'Europe. Du côté des Canaris, on préfère parler de rigueur comme objectif à atteindre.
S'il est un indicateur des différences - pour ne pas dire des incompatibilités - culturelles entre Nantes et Saint-Étienne, c'est le très faible nombre de transferts réalisés entre les deux clubs sur la période étudiée. Un seul transfert à signaler : celui d'Yves Triantafilos. "Le Grec", comme on le surnomme pose ses valises à Nantes en 1975, après une saison passée chez les Stéphanois. Si l'on excepte son doublé en coupe d'Europe face à Split en 74, son bilan dans le Forez est pour le moins mitigé. « Nos confrères de Saint-Étienne n'avaient déjà pas compris pourquoi l'ASSE l'avait engagé, ils comprenaient encore moins pourquoi Nantes pouvait s'y intéresser », ironise aujourd'hui Bruno Lautrey. Triantafilos, titulaire à son arrivée, sera rapidement poussé sur le banc de touche ou avec l'équipe réserve, sous l'ère Vincent. Son style physique cadrait plutôt mal avec le jeu léché pratiqué par les Nantais. Il ne tarde pas à quitter le Cité des Ducs à destination de la Grèce.
Pour expliquer ce si petit nombre de transferts, plusieurs hypothèses sont plausibles. Pour Clément Boré, « à Nantes les joueurs étaient dans leur cocon, à l'abri, dans la douceur des Pays de Loire. La rudesse des entraînements dans le Forez avec Robert Herbin était réputée, peut-être que les joueurs nantais du cru étaient trop formatés pour le jeu à la nantaise ». A l'époque, de toute manière, les transferts sont beaucoup moins courants que maintenant. Un autre facteur permet de comprendre le si faible nombre de va-et-vient entre les deux clubs : le fait que Nantais et Stéphanois soient tournés vers la formation. Ainsi, les seuls exemples de joueurs du cru arrachés à leur club formateur apparaissent au milieu des années 70 avec les achats par Marseille de joueurs stéphanois tels Bereta (premier joueur de l’histoire transféré lors de la trêve hivernale), Carnus, Bosquier... Transferts qui sont à l'origine de la rivalité entre Saint-Etienne et l'OM. C'est une autre histoire.
La rivalité, sportive elle, entre Nantes et Saint-Étienne est bien réelle. Mais les joueurs, qui se connaissent bien, se respectent avant tout. Comme le confirment les témoignages de joueurs, les matches de l'époque étaient engagés, voire musclés, mais jamais méchants. Un seul "attentat" à signaler sur le terrain, le 23 mars 1973 : le défenseur stéphanois Alain Merchadier tacle le nantais Angel Marcos. Le diagnostic confirme une déchirure des ligaments du genou. Plus jamais l'Argentin ne refoulera les pelouses de première division. Quatre ans après les faits, dans L'Equipe , le Stéphanois, auteur du geste coupable, avouera encore ressentir l'hostilité du public à son égard. Cela reste quand même un cas à part.
Cette différence de jeu entre les deux équipes peut aussi s’expliquer différemment. Les Nantais ne distinguent pas vraiment les matches de championnat, où ils excellaient, des matches de Coupe d'Europe, où leurs performances n'ont pas été à la hauteur de celles des Verts. A l'époque, plus qu'aujourd'hui, les matches "à l’européenne" comme on dit à l’époque, sont un véritable combat, où l'équipe qui veut ressortir vainqueur à l'issue des matches aller et retour doit être capable de se faire mal. À l'époque, pas de matches de poule en début de compétition, mais des matches couperet à élimination directe. « Nantes jouait un jeu qui aurait pu tenir le rôle de catalyseur et amener le football français à ce qu'il est aujourd'hui : des joueurs bien formés dotés de qualités indéniables. Mais ce fut Saint-Étienne qui réveilla le football hexagonal par sa capacité à refuser la défaite, en jouant un football plus physique, exerçant un pressing continu sur l'équipe adverse, condition où le fameux "jeu à la nantaise" s'exprime mal », estime Clément Boré, en inconditionnel des Verts qu'il est. La passion, le FC Nantes la suscite aussi. Et les matches entre les Jaunes et Verts, s'ils sont parfois décevants (l'enjeu a tué le jeu à de nombreuses reprises), sont avant tout des matches où la ferveur populaire peut s'exprimer.
Deux présidents de chaque club, sur la période considérée, ont aussi eu un rôle dans la manière de jouer de leur équipe. « Sans l'avoir exprimé, Louis Fonteneau (président de Nantes de 1960 à 1986, ndlr) voulait un football chatoyant, qui attire les spectateurs », indique Robert Budzynski. Comme s'il fallait, à Nantes, que les gens viennent au match voir un spectacle. Et le directeur sportif nantais de poursuivre : « Rocher lui, n'était pas loin de Tapie. C'était : "n'importe comment, mais on gagne". C'était anti-fluide et ça allait à l'encontre du spectacle. Chacun avait donc des qualités différentes ». Dans le Forez donc, on s’inspire du modèle allemand. A Nantes, le raisonnement est tout autre : le jeu est au départ posé en idéal, et doit logiquement amener à la victoire.
Reste qu’il était très rare, pour l’une des deux équipes, de s’imposer chez son rival. En témoigne cette anecdote, rapportée par Didier Bigard, responsable du service des Sports au journal La Tribune-Le Progrès : « Herbin, pour son premier retour, avait vu son équipe gagner à Nantes, grâce à Garande. Il était vraiment content, c’était sa première victoire là-bas. Un évènément si rare que Gérard Simonian (journaliste sportif à La Tribune, ndlr) était allé accueillir les joueurs à l’aéroport d’Andrézieux. Il était une heure du matin ! Agir de cette manière, pourtant, ce n’était vraiment pas son genre ».
Auteur : Maxime COGNY
(1) : Football Magazine, "Saint-Etienne à Glasgow", mai 76.