Cinquième et dernier extrait de la pièce "Non réconciliés". Merci encore à son auteur François Bégaudeau !
Sarah
Ok je suis bourgeoise, tu es bourgeois, ils sont bourgeois, ici nous sommes tous bourgeois.
Gilles
Sinon on ne serait pas sur ce plateau.
Rabaj
Si nous le sommes tous, la catégorie est caduque. Une catégorie qui englobe tout le monde n’englobe personne.
Sarah
Mais moi je ne tiens pas le même discours que vous.
Un temps. La contre-attaque a surpris.
Gilles
Les mots c’est de la bonne conscience à peu de frais.
Pirandelli a son aspiration admirative préférée
Sarah
Pourquoi vous en prononcez d’autres que les miens si c’est si facile ?
Gilles
Oui, tu as raison, je pourrais parler comme toi, mot pour mot. Ca ne m’engagerait pas plus que ça t’engage.
Sarah
Alors fais-le
Gilles
Pas ce soir, si tu veux bien. Ce soir tout le monde a eu sa dose d’incantations révolutionnaires.
Sarah
Tu vois ? Tu n’y arrives pas.
Gilles
Pas avec un poignard sous la gorge.
Silence. Sarah rumine.
Sarah
L’union sacrée dans la tempête c’est un discours de dominants. Les dominants professent toujours l’unité. Il n’y que le capitaine pour dire « nous sommes tous sur le même bateau ». Les galériens ne croient pas qu’ils soient dans la même galère que le capitaine.
Gilles
C’est pourtant bien la même.
Sarah
Ce n’est pas la même.
Gilles
Si la galère coule tout le monde coule.
Sarah
Mais tant qu’elle vogue elle se divise en deux. La soute et le pont.
Rabaj
La France est en train de couler.
Sarah
C’est ce qu’on raconte aux soutiers pour qu’ils restent à leur place.
Gilles
Et si la soute monte sur le pont, qui va ramer ?
Rabaj
Si le capitaine rame qui va commander ?
Pirandelli
Les métaphores moi c’est simple j’adore.
Gilles
Il faut de tout pour former une société harmonieuse.
Rabaj, mécaniquement
Pour Platon la société est un corps. Les chefs sont la tête, les soldats le ventre, les travailleurs les bras et jambes. Mais il s’agit bien d’un même corps, à quoi cette hiérarchie assure équilibre et vitalité.
Plus personne ne l’écoute.
Sarah
Rien ne signale plus le dominant que la négation des oppositions de classe.
de plus en plus fort :
Rien ne signale plus le dominant que la négation des oppositions de classe.
Rien ne signale plus le dominant que la négation des oppositions de classe.
Gilles
Doucement, doucement.
Sarah
Non, pas doucement. Doucement c’est les dominants. Les dominants sont toujours calmes. Ils n’ont pas besoin de s’énerver, puisque le monde roule pour eux. Alors le moindre haussement de ton leur semble incongru.
Quand la plèbe donne de la voix ils la trouvent bruyante. De galériens en mutinerie ils disent qu’ils braillent. Ils ont raison, le peuple c’est le bruit, et bourgeois est le nom de ceux qui s’en plaignent.
Pirandelli
Faites du bruit. Hahaha !
Sarah
Une femme violée crie, est-ce qu’elle a tort de crier ? est-ce que son cri dans la nuit est une faute de goût ?
Cri de Pirandelli
Gilles
J’ai pas bien compris, y a des violeurs ici ?
Sarah
La bourgeoisie c’est la discrétion. C’est son charme. Le charme de la bourgeoisie discrète.
Gilles
Tu es incapable d’échanger sereinement, c’est dommage.
Sarah
Je ne suis pas là pour échanger.
Gilles
Oui je le vois bien.
Sarah
Le bourgeois se reconnait à ses manœuvres subtiles pour ne pas être reconnu. En tout cas par la plèbe. Par ses semblables, en revanche, ça lui importe, il envoie des signes, des signes reconnaissables par eux seuls.
Gilles
Tu veux dire des signes maçonniques ?
Sarah
Caricaturer une analyse est la meilleure façon de ne pas l’entendre.
Gilles
Je n’ai pas besoin de la caricaturer, elle est grotesque en elle-même.
Sarah
A quoi un vrai bourgeois reconnaît un faux, un parvenu, un nouveau riche ? A son absence de discrétion. Le faux bourgeois c’est celui qui se voit. Il a la richesse criarde, la richesse bruyante.
Pirandelli
Quand il passe ça fait bling-bling.
Rabaj, mécanique
Bling-bling, nom masculin, onomatopée supposé reproduire le bruit que feraient des bijoux imposants, en référence à ceux des rappeurs, ostentatoires et dénotant une fortune récente. Par extension, cette expression apparue dans les années 90…
Pirandelli l’arrête gentiment.
Gilles
Ce que tu décris n’a rien à voir avec la bourgeoisie. Ca s’appelle la vulgarité, point final.
Sarah
Tu es parfaitement dans ton rôle en trouvant ça vulgaire.
Gilles
Parce que toi la prolétaire de plateau, tu trouves ça beau ?
Sarah
J’aime mieux la richesse clinquante que celle qui cache son argent, qui cache le nerf de la guerre de classes qu’elle mène et dont la meilleure stratégie est de nier qu’elle soit une guerre.
Pirandelli
Comme la bourgeoisie lyonnaise !
Sarah
En quelque sorte.
Pirandelli
Y a débat !
Sarah, comme si elle élucidait quelque chose à mesure qu’elle parlait
Les coups en douce… Les coups bas en douce… Une main affairiste dans un gant de velours… Des spéculations sur des millions, mais entre deux messes…
Gilles
Oui, c’est l’alliance secrète des charcutiers et de l’opus Dei
Sarah
C’est ça, fais des blagues.
Gilles
Parfaitement, je fais des blagues ! Et tu devrais en faire autant.
Sarah
J’ai pas envie de blague, j’ai envie de vérité.
Gilles
L’un n’empêche pas l’autre.
Sarah
En l’occurrence, si ! Tes blagues noient le poisson.
Gilles
Tu n’es pas obligé de parler si fort, tu sais. Je suis à deux mètres, je t’entends.
Sarah
La vérité, c’est que la bourgeoisie lyonnaise, par l’entremise de son VRP de luxe Jean-Michel Aulas, a pillé la puissance publique pour s’offrir un stade ! Un stade et un superbe périmètre de consommation.
Gilles
Parce qu’à Saint-Etienne il n’y a jamais eu de corruption peut-être ? La caisse noire de 82 je l’invente ?
Rabaj essaie de parler, mais voit bien que c’est inutile.
Sarah
Les malversations n’ont jamais été clairement établies.
Gilles
Non, par la justice seulement !
Sarah
C’est vrai. Ces pauvres plébéiens de stéphanois ne sont pas doués en corruption. Ils n’ont pas des siècles de douce crapulerie dans le sang. Alors ils se font prendre.
Gilles
Aux pauvres on trouve toujours de bonnes excuses. Comment voulez-vous qu’ils se motivent pour devenir riches.
Sarah
Il est vrai aussi que la bourgeoisie lyonnaise n’a même pas eu à verser de pot de vin pour obtenir une ligne de tram qui achemine les consommateurs par milliers vers ses centres commerciaux… ça s’est fait tout seul… échange de bons procédés entre classe supérieure et classe politique.
Gilles
Je croyais que je participais à une émission, pas à un concours de généralités.
Sarah
Le détail, c’est une ruse pour masquer la structure de classes. Nous on fait dans le général, on fait de la vente en gros.
Gilles
C’est ce qui vous rend grossiers.
Sarah
On fait pas dans l’exception, on fait dans la tendance lourde.
Gilles
C’est ce qui vous rend si lourds.
Sarah, n’écoute plus, comme rivée à ce qu’elle dit, à ce qui lui apparaît à mesure qu’elle le dit
Demain avant le match le président de Lyon ne glissera pas une enveloppe dans la poche de l’arbitre. Il ne lui offrira pas une Rolex ou une soirée avec une pute bulgare. Un verre d’eau gazeuse suffira. Un petit verre offert chaleureusement dans un petit salon à mi-chemin entre les deux vestiaires. Après quoi il lui serrera la main, l’air de rien, pure politesse. Ca suffira. Ça suffira à rappeler à ce petit arbitre sous-payé qui est l’équipe des forts ici, qui le reçoit, qui l’honore de son hospitalité. Le patron n’aura rien dit et pourtant tout sera dit. Il va sans dire que, tant qu’à être partial, un arbitre fait toujours mieux de l’être en faveur des forts. Les forts sauront s’en souvenir, d’une manière ou d’une autre. D’une manière ou d’une autre ils renverront l’ascenseur
Elle s’absente brièvement dans une pensée, peut être sur cette image d’ascenseur.
Discret, le renvoi. Très discret, très bourgeois. Pas factuel ni comptable, ça c’est vulgaire, ça c’est nouveau riche. Le petit arbitre sous-payé ne pas sera rétribué en euros mais en estime de soi. D’un coup il aura impression d’en être, d’être membre de la famille des riches, puisqu’il s’arrange avec eux, et tacitement en plus… Cette connivence est tellement plus gratifiante que cette qu’il pourrait établir avec des supporters, debout sous la pluie et braillards comme des prolétaires. Dans un stade, qui chante ? Qui chante et qui ne chante pas dans un stade ? Pourquoi les chanteurs populaires crient plus fort que les chanteurs reconnus, gratifiés, branchés, bourgeois ?
Silence. Elle s’est emballée. Peut-être que pendant ce monologue les lumières se sont éteintes sauf sur elle. Peut-être qu’elle ne parle plus qu’à elle-même, ou à Rabaj puisqu’il est muet, transformé en Sphinx malgré lui. Les deux autres quittent le plateau sur leurs deux dernières répliques, l’un consterné par tant de schématisme, l’autre par cette assassinat du débat par le monologue.
Sarah
Tout ça, le petit arbitre sous-payé ne pensera pas l’avoir ressenti en serrant la main du patron. Il rentrera sur le terrain bien résolu à arbitrer équitablement le match. Mais quelque chose aura pénétré son corps par cette poignée de mains, quelque chose aura irrigué ses veines et ce sera la conviction… la conviction inconsciente… oui une conviction inconsciente c’est possible… la conviction inconsciente qu’on gagne toujours à prêter aux riches.
Silence. Pirandelli et Bienheureux partis. Seul Rabaj, muet, est encore à la table.
Sarah, pour elle-même
J’exagère. Les gens me disent toujours : t’exagères. J’exagère, je schématise, j’y vais à la massue, je balance du lourd. Je suis lourde. Je sens bien que je suis lourde. Dans les salons je suis… une fâcheuse. Avec moi les gens s’interdisent d’être légers. J’arrive avec mes gros sabots. Je sors des gros mots. Je dis : lutte des classes. C’est un gros mot. C’est vulgaire. Ça jure. C’est trop. Ca ne se fait pas. Ca ne se fait plus. Y a des vêtements comme ça. Ou des voitures. Des Peugeot. La Peugeot 205 ça ne se fait plus. Les raquettes de tennis à petit tamis ça ne se fait plus. La lutte des classes ça ne se fait plus. Je devrais me taire. Je devrais être modérée, et subtile. Je ne suis pas subtile. Je ne fais pas dans la dentelle. J’aimerais bien. Oh oui je serais une dentelière, ce serait reposant et j’aurais trois enfants.
Temps
Je suis en colère. Je vois des choses qui me mettent en colère. Celle colère me rend intelligente, et aussi elle me rend bête. C’est la colère des imbéciles, quelqu’un a écrit ça, je ne sais plus qui : la colère des imbéciles. La colère est toujours imbécile, et vulgaire, elle parle fort, elle se tient mal, je ne sais pas me tenir, j’aimerais parler tout bas comme une fée mais la colère me fait crier.
Un temps
Des gens font du mal
Des gens / font / du mal
On ne peut nier que des gens font du mal à d’autres gens
Peu de gens font du mal à beaucoup de gens
Peu de gens font du mal à beaucoup de gens, c’est tout à fait su, c’est tout à fait tangible, alors je me mets en colère, c’est logique, c’est une colère juste, appropriée, intelligente…
… et elle me rend bête
Qu’est-ce que je peux faire ?
Qu’est ce que je peux faire de cette colère ?
Sans elle je suis bête et avec elle pas beaucoup moins, qu’est-ce que je peux faire ?
Elle a pu poser cette question à Rabaj l’expert, toujours là muet devant elle. Il ne peut pas répondre. Il ne peut rien dire et peut-être bien que ça l’arrange.
Auteur : François Bégaudeau