Quatrième extrait de la pièce de François Begaudeau "Non réconciliés". Merci à l'auteur du roman "Entre les murs" pour son aimable autorisation !
Rabaj
Mécaniquement la désindustrialisation du pays entraine une reconfiguration sociologique de ses villes, laquelle entraine la dissolution des anciens clivages typologiques : riches-pauvres, bourgeois-prolétaires.
Pirandelli, le seul à chanter maintenant
Qui ne saute pas n’est pas français !
Rabaj
Ainsi, qu’est devenu, à Lyon, le quartier de la Croix-rousse, traditionnellement populaire ? Un quartier bobo (une photo de vélo urbain).
Pirandelli
Ah ! les bobos, les bobos, les bobos…
Ils se rassoient.
C’est un vrai sujet ca les bobos. Ca intéresse les gens. Les gens appellent, ils veulent savoir.
Rabaj
Apparu à New York, le sociotype bourgeois-bohème s’est développé à Londres puis est arrivé en France par l’Eurostar
Pirandelli, n’importe quoi
Qui ne saute pas n’est pas bobo !
Rabaj
Comme partout le phénomène a commencé par les grandes villes. Donc évidemment Paris, Lille, ou donc Lyon (photo de Raymond Barre), où le bobo aime s’agréger dans les bouchons, ces cantines ouvrières devenus des restaurants « authentiques ». Inutile de préciser que le label authentique signale son contraire. Comme dit Bernard Madoff, l’authenticité la vraie n’a pas besoin de se désigner comme authentique.
Pirandelli
Oui mais ça c’est pas du tout intéressant Rabaj.
Rabaj
La vérité ne prétend pas être intéressante.
Sarah
Ah c’est pour ça que vous êtes chiant à mourir.
Rabaj
Cette affirmation est incorrecte. Toutes les études montrent que je ne suis pas chiant à mourir.
Pirandelli
Non mais votre truc sur New York là, c’est pas la question. On s’en fout de New York, c’est loin, c’est même pas en France si ca se trouve. Non la question que les gens attendent, c’est : qui est bobo ?
Un temps
Sarah
Pas moi.
Gilles
Moi non plus
Rabaj
Moi pas spécialement.
Pirandelli
Ah ben oui mais si personne se dévoue, ça va pas aller.
Sarah
On va pas faire semblant non plus.
Gilles
On va pas commander des sushis bios !
Rabaj
J’ai ici une photo d’un bobo prise le 7 aout 2013
Sarah lui prend la photo, qui ne sera jamais montrée au public.
Sarah, sceptique
Je le voyais plus grand.
Bienheureux
Faites voir. Il regarde. Mouais, bof.Il a même pas de barbe.
Rabaj
Pourtant c’est dans le neuvième arrondissement de Paris, c’est vraiment l’épicentre
Pirandelli, qui a regardé
Si ca se trouve il est même pas pour le mariage gay.
Sarah, scrutant
Dans le public y en a peut-être un vrai.
Rabaj
D’après les statistiques 38% du public est bobo.
Ils regardent
Gilles
De toute façon personne ne se désignera ! C’est marrant ce truc que personne veut être. C’est comme connard.
Sarah
Peu importe. Y en a marre de ce mot. Le nom bobo a oblitéré le nom bourgeois.
Rabaj
Ils ne sont pas exactement synonymes.
Gilles
Le bobo est de gauche, le bourgeois est de droite.
Sarah
Le bobo est un bourgeois de gauche.
Gilles
Donc une moitié de bourgeois.
Sarah
Non, une moitié de gauche. Un bourgeois protège les intérêts de sa classe, donc il ne peut pas être vraiment de gauche.
Gilles
Oui c’est bien connu Che Guevera était tourneur-fraiseur.
Sarah
Il était argentin, ça compense
Un temps
Gilles
Mauvaise foi ?
Sarah
Oui
Rabaj, à Sarah
Au risque de vous fâcher, Saint-Etienne est également en voie de gentryfication.
Pirandelli, accent Raimu
A vos souhaits !
Rabaj (schéma ?)
Ah non c’est un mot très simple, il vient de l’anglais gentry (accent) qui signifie petite noblesse. Little nobless.
Pirandelli
Ici on parle français, Rabaj ! Notre langue, les chinois ne l’achèteront pas.
Rabaj
Par glissement, gentrification désigne le processus de transformation du profil économique et social d'un quartier populaire au profit d’une classe supérieure
Gilles
C’est la boboisation.
Sarah
Bobo est un concept-écran. Une diversion. Une euphémisation des conflits de classe.
Rabaj
Vous allez voir, en chant la définition passe beaucoup mieux. (il la chante, très sérieux, sur l’air de Oh Daniella). Merci de m’avoir écouté.
Sarah
Saint-Etienne est une des rares villes françaises dont le centre-ville est populaire.
Pirandelli
Y a même des arabes qui y habitent !
Rabaj
Dans cinq ans les taxes foncières et les loyers les repousseront en périphérie. Les immeubles actuels seront réhabilités et occupés…
Gilles
Par des bobos. Comme partout. Saint-Etienne Lyon même tarif !
Sarah
C’est pas vrai, ça ne se passe pas comme ça, y a de la résistance. A Sainté il restera toujours une culture populaire.
Pirandelli
Ah ben moi je vous suis, le populaire c’est toute ma vie.
Rabaj
J’ai peur que vous ayez prononcé le mot exterminateur…A partir du moment où le peuple est transformé en « culture », on peut être sûr qu’il a disparu… Formalisons cette donnée par le théorème numéro 116 : le devenir culture d’un groupe humain ou d’une pratique est concomitant à sa disparition.
Pirandelli
Et alors y a débat ou pas ?
Gille
Non, je crois qu’il n’y a pas débat.
Rabaj
Maintenant qu’il n’y a plus d’industrie à Saint-Etienne, il y a un Musée d’Art et d’Industrie. CQFD.
Pirandelli, accrochant de l’enthousiasme où il peut, mais le cœur n’y est plus. Il récite, spectral.
Nous avons besoin de Musée, c’est le devoir de Mémoire.
Rabaj
Appelons ça la muséification du peuple
Pirandelli
Il en va de notre patrimoine…
Rabaj
Sur le site de l’ancienne usine SCM on construit quoi ? un théâtre. La nouvelle comédie de Saint-Etienne. Et la salle s’appelle comment ? L’Usine.
silence
Rabaj
La geste populaire devient folklore. Le meilleur cadre de ce folklore étant le stade, on y revient.
Pirandelli
On y revient toujours !
Rabaj, à Sarah
A Saint-Etienne il y a aussi une cité du design.
Plus près : on y organise une Biennale Internationale du design.
Silence.
Sarah, spectrale
Il y a des pauvres… Les pauvres existent. On n’a pas rêvé.
Pirandelli s’affaisse dans son fauteuil. Y aura pas débat.
Rabaj
Ils ne constituent pas une classe. Ils ne se vivent pas comme constituant une classe.
Gilles
Il n’y a qu’à voir pour qui ils votent.
Rabaj
Ils savent bien que la réelle adversité n’est pas une adversité de classe.
Gilles
Ils savent qu’on est tous dans le même bateau.
Rabaj
Dans le bateau d’une économie en crise
Gilles
Où la seule chance de survie est de jouer collectif…
Pirandelli, écho réflexe
Jouer collectif ! Il en va de notre devoir de patrimoine.
Gilles
…mais ça les syndicats ne veulent pas le comprendre
Rabaj
Ils persistent dans le rapport de forces
Gilles
Toutes ces réticences sont tellement… ringardes.
Rabaj
C’est le provincialisme français.
Gilles
Les syndicats allemands eux ont tout compris.
Rabaj
Ils ne jouent pas l’opposition, mais la coopération.
Gilles
C’est le modèle
Rabaj
allemand.
Gilles
La lutte des classes a trop longtemps différé le moment de se retrousser les manches tous ensemble
Rabaj
Pour être performants dans la compétition internationale.
Gilles
C’est un pacte de compétitivité.
Rabaj
De responsabilité.
Gilles
De liberté
Rabaj
De fraternité
Gilles
Dans l’entreprise l’unité doit être parfaite entre la direction et le personnel.
Rabaj
Tous embarqués, tous tendus vers des objectifs communs.
Gilles
Tous membres du parti de la raison
Rabaj
Du parti de la seule voie possible.
Rabaj-Gilles
There is no alternative.
Sarah est revenue à elle, les écoute, les voit faire.
Gilles
C’est l’esprit du néo-management
Rabaj
Le subordonné n’est pas un ennemi de classe mais un collaborateur.
Gilles
Ainsi la richesse de l’entreprise devient la richesse de tous.
Rabaj
Il n’y a plus de riches et de pauvres à proprement parler
Rabaj-Gilles
Plus de clivages sociaux
Ils se sourient, pourraient s’étreindre. Sarah les regarde.
Sarah
Non mais allez-y vous gênez pas, tripotez-vous…
Pirandelli, lointain, exclu du jeu, assoupi
Tripotez-vous
Sarah
Bourgeois de tous les pays tripotez-vous.
Rabaj
Ça recommence
Gilles
C’est une maladie
Rabaj
Il serait temps d’en finir avec ce concept…
Gilles
Ils sont où les bourgeois, c’est qui les bourgeois ?
Sarah
Ils sont là. C’est toi.
Gilles
Moi ?
Sarah, à Rabaj
Et toi.
Pirandelli, réveillé de sa déprime
Accusation ad hominem ! Il faut répondre !
Rabaj
Permettez-moi de ne pas entrer dans ce jeu.
Sarah
Ce refus d’y entrer est un aveu.
Gilles
Si on est bourgeois, toi aussi tu l’es.
Rabaj
Puisque nous exerçons la même profession
Gilles
De journalistes
Rabaj
De comédiens
Sarah
C’est pas le critère.
Gilles
Voilà c’est comme avec les bobos, comme avec les connards : les bourgeois c’est toujours les autres.
Sarah
J’aurais pas mieux dit.
Gilles
Qui t’a payé ton école de journalisme ?
Rabaj
Ton école de théâtre ?
Sarah
J’ai fait deux saisons au club Med pour ça…
Gilles
Mais qui t’a emmené voir des pièces quand t’étais petite ?
Rabaj
Qui t’a donné le gout de la presse écrite ?
Gilles
De quel milieu tu viens ?
Rabaj
Dans quel milieu tu vis ?
Gilles
Tu habites où ? Tu gagnes combien ? Dans quelle station tu fais du ski ? Dans quelle école de centre-ville tu mets tes gosses ? A qui tu passes un coup de fil pour qu’ils soient admis en classe d’allemand première langue ? Combien te rapportera la maison héritée de tes parents ? Et le reste de l’héritage ?
Sarah
Tu es bien placé pour connaitre toutes les réponses.
Gilles
Toi aussi. Toi et moi on est socialement homogènes.
Sarah
Moi je suis pas abonné à L’Express
Gilles
Tu es abonnée à Libé, ça fait de toi une prolo ?
Sarah
J’ai plein d’amis précaires !
Gilles
Oui c’est ça, « Je suis pas raciste, j’ai un copain pakistanais ». Allez arrête ta comédie bien-pensante.
Auteur : François Bégaudeau