38 ans après la mythique finale des Verts à Glasgow, François Bégaudeau dévoile aux potonautes le texte de sa pièce de théâtre "La Revanche", jouée en 2011 à la Comédie de Saint-Etienne.
Matthieu Cruciani et François Begaudeau s’assoient et présentent la rencontre. Leurs intonations ressemblent à celles d’un classique binôme de commentateurs.
M -Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs bonsoir. Ici en direct d’ici, où une occasion importante et émouvante nous réunit, puisque 35 ans après, il nous est donné d’assister à la revanche, je devrais dire LA revanche !
F -Oui, d’assister à la revanche, est-il besoin de le préciser, du match perdu par Saint-Etienne devant le Bayern de Munich en finale de la coupe d’Europe des clubs champions.
-Match qui, François, est resté dans toutes les mémoires, comme un jour de gloire du football français.
-Tout à fait Matthieu, et il n’y manquait qu’une chose, c’est la victoire
-On se souvient en effet que par la malheureuse circonstance d’un malencontreux coup-franc…
-…tiré par le Munichois avant que l’arbitre l’y ait autorisé
-…des Verts dominateurs avaient du s’incliner 1-0 devant onze Allemands froidement réalistes
-… et servis par le miracle des
(tous les deux : ) poteaux carrés !
F -Gageons que cette fois les Dieux du football pencheront côté Verts
-S’ils existent !
-Ils existent, Matthieu, ils existent
-Oui on n’ose croire qu’à trente-cinq ans d’intervalle la même malchance s’abatte sur le club de cœur de tous les français, qu’ils soient du sud, de l’ouest, du nord, qu’ils soient de Bordeaux, de Mulhouse
-de Rennes !
-de Montauban
-d’Orléans
-de Nice
-de Provins…
François : et tout un tas d’autres villes que nous ne citerons pas pour ne pas fâcher personne. Et Matthieu il nous faut maintenant parler des compositions d’équipe qui sont sans surprise. Pas de blessés, tous les titulaires sont là !
Matthieu : que du lourd, François, que du lourd !
François : et notamment coté stéphanois
Yoann Trousseau, l’anguille du Forez
Stéphane Fiscak, mollet d’acier, et ce n’est pour rien qu’on l’appelle Le mur.
M : mais alors attention François parce qu’en face, tenez-vous bien : Max Oppeinhemer, dit aussi Kaiser Max
F : mais que dire alors de ce lui qui pourrait nous faire très très mal, Arnaldur Poulsensen, le renard des Carpathes !
F : alors que les Carpathes ne se trouvent même pas en Allemagne…
M : raison de plus pour se méfier !
F : mais il n’y aurait pas de grand match sans grand arbitre etr dieu sait si celui qui officie ce soir est grand, il s’agit bien sur du Michel-Ange du sifflet : Gianstefano Pilizzati
-le parrain !
-le barbu incorruptible
-l’empereur du Po, puisqu’il est de Naples
Commentaire coup d’envoi.
Et c’est parti
commentaires
Et puis à la faveur d’une action ratée, François : ça, pour un raté, c’est un raté !!
M : Oui, et Dieu sait si vous vous y connaissez en ratés François.
Bref silence.
F : Ah là je dois reconnaitre que je ne comprends pas bien ce qui vient d’être dit
M : Il vient d’être dit que vous vous y connaissez en ratés je crois.
F : Ce qui soulève immédiatement la question de savoir ce que vous avez voulu dire par là.
M : Effectivement ça pourrait la soulever. Si nous n’avions pas autre chose à faire ça la soulèverait.
Et c’est reparti...ce match se joue sur un tempo proprement infernal…
Commentaires sérieux à deux
M: C’est tout de même un peu dommage que l’arbitre essaie de se singulariser aux dépens de la bonne tenue des débats
F : Certaines manœuvres sont ainsi passablement irritantes.
M : C’est incontestable, on gagnerait a laisser son ego au vestiaire, et à reconnaitre ses échecs, et François, on se trompe, on se trompe
F : Je dois bien avouer qu’à ce stade du match vos allusions commencent à m’interroger un tantinet.
M : Tout dépend si elles sont pertinentes ou non
F : Mais si elles sont pertinentes il ne faut pas les maintenir à l’état d’allusion. Il faut parler franchement ou se taire.
M : Dans ce cas nous n’aurons qu’à considérer que rien n’a été dit.
F : Ou au contraire considérer que quelque chose a été dit. Qu’une allusion a été faite, comme chacun pourrait en témoigner.
M : Alors que la partie est maintenant bien lancée et qu’après un round d’observation, le jeu semble se débrider
Commentaire Matthieu
Il prend à témoin François sur une phase de jeu très réussie, ponctuant par un :
M : Olalalala ! Quelle phase de jeu François !
F : Si j’en juge par ce que je ressens, je crois que François n’a pas le cœur à s’enthousiasmer. François est passablement énervé.
M : François utilise beaucoup l’adverbe passablement
F : Ce qui ne l’empêche pas d’être énervé
M : Bien qu’ignorant pourquoi, nous le regrettons tous. Nous sommes bien désolés pour lui.
F : François est énervé comme devant quelqu’un qui vous informe que certaines personnes vous détestent tout en refusant de préciser qui, pour ne pas balancer. C’est très énervant. François est énervé.
M : Nous pouvons le comprendre.
F : Nous pourrions aussi cesser de provoquer cet énervement.
M : Mais les conditions de jeu sont idéales. Un temps parfait pour jouer au football.
F : Il y a juste un peu d’orage dans l’air.
M : Croisons les doigts pour que les dieux de la météo demeurent cléments en ce jour important et émouvant.
F : s’ils existent !
M : Ils existent, François, ils existent.
Commentaires.
Il commente. Un joueur rate encore quelque chose.
M : Ca fait quand même quelques gestes techniques simples que rate l’anguille du Forez.
F : Dira-t-on pour autant de lui qu’il s’y connaît en ratés ?
M : Il n’est pas assez coutumier du fait pour ça. Yoann est un joueur constant et régulier.
F : Mais alors à partir de quand peut-on dire qu’un joueur, ou un individu d’ailleurs, est un raté ? La question se pose.
M : Et oui et si elle se pose, il faut la poser François !
F : Je la pose très volontiers : qu’est-ce qui, à vos yeux par exemple, fait basculer un individu dans la catégorie de ceux à qui l’échec est une seconde nature ?
Silence bref
M : A mes yeux je dirais que c’est un certain nombre d’observations objectives.
F : Et c’est trop demander que de demander quel genre d’observations ?
Matthieu commentaires.
Point sur le score
F ( off micro ) : Je vois vraiment pas ce que tu as observé chez moi qui puisse te faire conclure que l’échec ça me connaît.
Matthieu commentaires.
F (off micro) : Surtout ces derniers temps. Ces derniers temps c’est simple tout me réussit.
Matthieu commentaires.
F : (on micro ) : La baraka ça s’appelle. Moi c’est c’est simple c’est pas la malchance qui me poursuit c’est la chance.
M : Mais je m’en réjouis François. Matthieu est encore dans le ton du commentaire.
F : Mais c’est moi qui m’en réjouis !
M : En matière d’autosatisfaction on n’est jamais mieux servi que par soi même. (sur le ton de Rolland disant "Ils ne passeront pas leurs vacances ensemble")
F : Jusqu’à preuve du contraire je suis le mieux placé pour me juger.
M : Oui oui, bien sûr. Ça commence à mal aller pour les Verts.
Trop peu d’intensité dans les duels, ils semblent comme paralysés par l’enjeu.
F : J’aime pas ce bien sûr, je l’aime pas du tout.
M : Vous savez il y a des « bien sûr » tout à fait inoffensifs, tout à fait ordinaires. Ca n’est pas le moment de se désunir.
…mais certes personne ici ne s’étonnera que la notion d’ordinaire vous échappe un peu.
Et c’est sur ce score que l’arbitre siffle la mi-temps. On ne comprend pas bien ce qui arrive hein François. Comment expliquer une telle déconvenue. Peut-être s’agit-il encore d’une affaire de poteaux carrés. Mais dans ce cas on peut être sur que la donne va changer en deuxième-temps puisque, par le changement de coté, cela va être au tour du Bayern de subir ces poteaux carrés, et encore rien n’est sûr, puisqu’on se souvient qu’il y a trente ans et plus à Glasgow les Stéphanois avaient du les subir pendant deux mi-temps. On se retrouve dans quelques minutes à tout de suite François
Lancement de La femme est l’avenir de l’homme.
M : dis-donc elles sont pas mal ces pom-poms
F : Putain c’était quoi ces conneries tout à l’heure ?
M : elles sont vraiment pas mal
F : Je m’y connais en ratés, la notion d’ordinaire m’échappe un peu » ça va pas bien non ?
M : Ma sœur était majorette à Nancy.
F : La chaine t’a payé une prime pour me faire péter les plombs ou quoi ? C’est un pari ? un gage ?
M : Elles sont payées tu crois ?
F : Depuis quand je peux pas comprendre l’ordinaire moi ?
M : Qui a dit ça ?
F : Toi
M : Ah bon.
F : Depuis quand je peux pas comprendre l’ordinaire moi ?
M : Depuis un bail
F : C’est combien un bail ?
M : Un sacré bail, oui
F : C’est combien un sacré bail ?
M : C’est beaucoup. C’est depuis qu’on se connait. Onze ans. Comme le nombre de joueurs d’une équipe.
F : Oui c’est ça, onze joueurs ou deux, ça dépend.
M Tu ne sais te pas contenter des horizons étroits.
François accuse le coup. Puis :
F : Ah oui en fait j’ai compris tu me fais une blague, tu fais semblant de sortir des trucs poétiques pour me faire réagir, et tout le staff de la chaine va surgir de l’ombre pour me souhaiter mon anniversaire
M : C’est ton anniversaire ?
F : Non.
M : Alors prête un peu mieux l’oreille à ce que je dis !
F : Qu’est-ce que tu dis ?
M : Que tu ne sais pas te contenter des horizons étroits.
François rigole jaune
M : Hum… c’est pas un rire ça. C’est un rire qui est le contraire d’un rire.
F : Exactement, c’est un rire qui annonce un cassage de gueule.
M : Regarde avec les femmes
F : Quoi avec les femmes. C’est qui les femmes ?
M : C’est les femmes
F : Arrête avec tes généralités de merde.
M : C’est toi qui es dans la généralité. C’est toi qui est dans : les femmes. Tu vis dans l’illusion que tu pourras séduire toutes les femmes du monde…:
Du coup tu es toujours en deçà de la barre que tu t’es fixé, toujours déçu… Les horizons dans lesquels tu évolues te paraitront toujours moins larges que ceux dans lesquels tu aspires à évoluer…
Silence M : Et nous voici de retour, avec beaucoup de questions en suspens. Des questions et une certitude, c’est qu’il va bien falloir se reconcentrer, se recentrer sur les fondamentaux du jeu, ne plus se disperser, ne pas courir plusieurs lièvres à la fois, et une fois n’est pas coutume, choisir un plan de jeu et s’y tenir, ne plus mettre ses œufs dans trop de paniers différents.
F (revenant au commentaire pour passer sa mauvaise humeur) : Même si normalement c’est le contraire. On recommande, du moins si on parle français, de ne pas mettre ses œufs dans le même panier. Il va falloir se reprendre Matthieu.
M : les Verts sont revenus sur la pelouse avec, n’en doutons pas, une farouche envie d’en découdre, l’arbitre etc
Et c’est reparti !
Matthieu et François commentaires.
M : on ne comprend pas bien que les Stéphanois passent à ce point à coté du match
F : Peut-etre ont-ils joué le match dans leur tête
M : on sait ce que c’est, les nuits qui précèdent les grands matchs sont parfois peu récupératrices
F : voire contre-productives
M : oui vous etes bien placé pour le savoir
F : Ah non ça suffit maintenant, j’te jure je vais faire un scandale là !
M : Hier soir avec la régisseuse c’était quoi sinon un raté ?
Après un temps, François commente.
M : Je crois que nous sommes d’accord.
F : Nous ne sommes pas du tout d’accord.
M : C’est bizarre je t’ai vu avec elle au comptoir du bar, puis à un moment elle était plus là et tu te faisais resservir un double JB. C’est pas un échec ça ? C’est pas un raté, un ratage, un râteau ?
François commentaires.
M : Voilà, plusieurs lapines à la fois, résultat que dalle, râteau, raté, ratage, Don Juan, Statue du Commandeur
François craque : Elle était fatiguée
M : On n’est jamais fatigué quand on désire.
Matthieu commentaires.
F : Elle va sans doute me rappeler
M : Ah bon vous vous êtes laissé un numéro ?
Un temps.
(Poulsensen)
F : Je lui ai laissé le mien
M : Oui tu as remarqué parfois les filles finissent par faire ça. Pour se débarrasser.
(Poulsensen)
F : Qu’est-ce que t’en sais, t’es dans sa tête ?
M : Je sais qu’elle par contre ne t’a pas laissé son numéro.
Silence
M : J’me trompe ? Elle t’a laissé son numéro ?
Silence de François éloquent.
Puis François reprend le commentaire.
Bientôt rejoint par Mathieu.
Une minute.
F : Parce que ta vie tu crois qu’elle est plus reluisante ?
M : Quoi, ma vie ?
François commente. Vengeance.
M : Qu’est-ce qu’elle a ma vie ?
F : Non rien.
François commente.
M : Oh la petite vengeance !
François commente.
M : Oh la petite revanche !
F : Pas du tout, de quoi tu parles ? Je t’invitais sobrement à questionner ta vie, ça fait partie des prérogatives et des devoirs d’un ami. D’un ami de onze ans, comme le nombre de joueurs d’une équipe.
François enchaine sur le commentaire sur le même mode que M l’avait fait sur les mêmes mots
M : Ma vie… ma vie c’est très large. Quoi dans ma vie ? Quoi précisément ?
François commente.
M : L’imprécision est un aveu de faiblesse théorique.
François commente.
M : Oh ! j’te parle !
F : A moi ?
M : Oui.
F : De quoi ?
M : De ma vie.
F : Pourquoi, qu’est-ce qui va pas ?
M : C’est toi qui dit qu’elle va pas
F : J’ai dit ça moi ? ça m’étonne
François commente.
(Engueulade)
M : Ma vie paraît-il n’est pas reluisante.
F : C’est une affirmation lourde de conséquence ça mérite examen.
M : Absolument, et c’est à ce titre que j’aimerais bien en savoir plus.
F : A propos de ?
M : De ma vie médiocre
F : Ca c’est toi qui le dis
M : C’est ce que tu sous-entendais.
F : Ah non je ne dirais pas ça. Pas médiocre.
François tente de commenter.
M : Tu dirais quoi ?
F : A propos de ?
M : De ma vie
F : Je dirais qu’elle n’est ni mieux ni pire qu’une autre.
Silence bref
F : Et ça tombe bien parce que c’est ce que tu cherches. Etre un mec ni mieux ni moins pire qu’un autre…
Silence de Matthieu
F : L’ordinaire.
Silence de Matthieu
F : La vie normale dans les horizons étroits.
Il commente, insistant sur le fait que les buts du Bayern sont décidément très étroits.
F : En l’occurrence c’est les horizons super étroits quand même. Ta vie.
Matthieu commente. Juste les noms des joueurs.
Refuge. Peur d’entendre ce qu’on va lui dire.
F : La même petite femme depuis… depuis combien de temps déjà ?
Matthieu commente.
F : Vous vous êtes rencontré à la fac, donc ça fait quinze ans à peu près non ?
Matthieu commente.
F : La même femme depuis quinze ans….
M (craque) : … quatorze !
F : Quatorze ans, et une petite fille. Une adorable petite fille de 7 ans.
M : Et une autre en route, au cas où tu l’aurais oublié
F : Non non je n’ai pas oublié, une autre en route. Une autre petite fille. Papa maman deux filles. Papa maman une fille un garçon c’aurait été encore mieux, encore plus… ordinaire.
M : Et c’est mal de faire des enfants ?
F : Non non.
M : J’aime pas ce non non, je l’aime pas du tout.
F : T’as tort. Je suis pour les enfants. Pour que des gens fassent des enfants. Qu’il y ait des femmes qui les mettent au monde. Oui je suis pour tout ça.
M : Alors ?
Silence bref
M : Où est le problème ?
François commente.
M : De quoi tu me parles ?
F : De rien…
M : Ca suffit maintenant, crache ta Valda
F : Années 80
M ne comprend pas
F : Crache ta Valda, années 80. Normal.
M : Pourquoi normal ?
F : Parce que tu t’es arrêté là. Aux années 80. L’enfance. Les enfants jouent au papa et à la maman, t’en es resté là, tu joues au papa, t’es un enfant.
M : Oui oui c’est ça, crache quand même.
Silence, ça joue.
F : La famille les enfants c’est très bien si tu le vis bien
M : Je le vis très bien.
F : Non.
M : Non ?
F : Non.
M : T’es dans ma tête peut-etre ?
F : Pas la peine, ça transpire
M : Bon faut être honnête aussi, il est…bah il est assez quelconque ce match, tout ça pour ça franchement, trente ans et plus d’attente pour se prendre un (score)
F : Je ne suis pas dans ta tête mais je connais bien ton regard las, ton regard résigné quand il s’agit de rentrer. Demain à la gare j’y aurai encore droit. Et encore plus en attendant le taxi à la sortie de la Gare de Lyon.
M : Je suis toujours heureux de retrouver ma femme
F : L’un n’empêche pas l’autre. Il y a des bonheurs tristes. Des harmonies résignées.
M : Quelle chèvre quand même ce X, il s’est fait manger par Poulsensen.
F : Tu ne vis pas bien l’harmonieuse vie familiale parce que pour cette harmonie tu as sacrifié des ambitions.
M : Ah oui ?
F : Fais pas l’étonné, je ne t’apprends rien. Tout ça est très banal. Très ordinaire.
M : Le jeu continue.
F : Journaliste sportif c’était ton premier désir ? Dans la liste des options c’est celle qui arrivait en numéro un ?
M : le jeu continue
F : Tu voulais être grand reporter de guerre, tu me l’as dit un soir de cuite. Le sport c’était en attendant. En attendant de te lancer. Le temps a passé et tu ne t’es pas lancé. Chaque année tu as remis le grand saut à l’année suivante. Parce que tu peux pas. Parce que tu dois assurer un certain confort à ta famille.
M : A ma famille que j’aime.
F : A ta famille que tu aimes, oui je l’ai constaté, et c’est très beau. Mais ça t’entrave.
M : Non.
F : Non ?
M : Non. Tu te trompes.
Plus personne ne commente. Il y a une certaine gravité.
M : J’aime ma famille parce que justement en aucun cas elle ne m’empêcherait de prendre une année sabbatique pour me reconvertir en reporter. En aucun cas ma femme ne m’en voudrait, et ma fille, passé deux trois bouderies de voir partir son papa, me comprendrait.
François commente, d’une voix très plate, presque mécanique.
ENTREE POSSIBLE DU PIANO CHOPIN
M : La vérité c’est que personne ne m’empêche. Personne ne m’entrave que moi-même.
Silence
F : Comment c’est possible ?
Silence
M : Je crois que c’est la fatigue.
F : Oui, c’est ça, la fatigue.
M : La fatigue.
F : Moi à un moment aussi j’ai été fatigué de ne pas y arriver. De ne pas y arriver avec l’amour.
Matthieu annonce le score actuel, très en défaveur de Saint-Etienne
F : Alors je me suis résigné. Et j’ai tourné ça en décision. Puisque je n’y arrive pas avec l’amour je décide qu’il n’y a pas d’amour.
M : Classique. Mauvaise fortune bon cœur.
F : Théorisation des échecs.
M : Optimisation de la lose.
F : C’est bizarre
M : Cette manie.
F : De l’auto-persuasion
M : De parler pour masquer
F : De se voiler la face
M : De pas se dire les choses à soi-même.
F : Qu’est-ce qu’on a à perdre ?
M : De quoi est-ce qu’on a peur ?
F : Qu’est-ce qu’on a à perdre à se dire qu’on a perdu.
M : Qu’on a toujours un peu perdu.
F : Que la vie, famille ou non, petite fille ou non, bonheur ou non, réussite ou non, râteau ou non, c’est toujours beaucoup de défaites en chemin, beaucoup de pertes
M : En chemin tant choses se perdent c’est comme ça pourquoi pleurer
F : Tant de choses
M : Les dents de lait
F : La virginité
M : La santé
F : L’art de glander
M : Qu’est-ce qu’on à perdre à se dire qu’on ne cesse pas de perdre ?
M Le score est cata.
F : Ca sent pas très bon,
M : Ca sent le sapin,
F : Voire même le pâté,
M : En tout cas c’est pas gagné,
F : Ce serait même un peu perdu,
M : Même si rien n’est jamais perdu,
F : Il faut savoir espoir garder,
M : Fluctuat nec mergitur
F : Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle ne se casse pas forcément.
M : Tant que la ligne d’arrivée n’est pas franchie, eh bien la ligne d’arrivée n’est pas franchie
F : Tant que le gong n’a pas retenti, eh bien le gong n’a pas retenti
M : Pour qui sonne le glas tandis que j’agonise.
F : C’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses,
M : C’est à la fin du bal qu’on paye les musiciens,
F : Ne dis pas fontaine je ne boirai pas de ton eau,
M : Ne dis pas Just Fontaine je ne boirai pas de ton eau,
F : Il ne faut jamais dire jamais.
M : Après tout il reste une bonne minute trente de temps additionnel,
F : Il reste une bonne minute vingt de temps additionnel
M : Ce qui représente 80 secondes,
F : Ce qui ne représente plus que 70 secondes,
M : Et bientôt soixante, allez savoir
F : Ce qui fera approximativement une minute
M : Une petite minute,
F : Une minute vouée fatalement à diminuer
M : Ca marche dans ce sens et pas dans l’autre
F : On ne rajeunit pas c’est l’inverse qui se passe
M : Une minute qui ne compte plus que 30 secondes,
F : 20 secondes,
M : 15 secondes,
F : 10 …….
M : 5, 4, 3, 2, 1, et c’est donc sur ce terrible score que nous nous quittons. L’arbitre siffle.
Et
C’est
Fi
Ni.
M dans les vestiaires avant de rentrer
F pour commencer à nous échauffer
M tous en chœur nous chantons
F qu’on est les rois du ballon
M quand on arrive sur le terrain
F on les entend frapper dans leurs mains
M avec eux nous chantons
F Saint-Etienne sera champion
M qui c’est les plus forts évidemment c’est les verts
F on a un bon public et les meilleurs supporters
M on va gagner ça c’est juré, allez
F qui c’est les plus forts évidemment c’est les verts
M nous on joue au football et on n’a pas de frontières
F main dans la main, on va plus loin, plus loin
François Bégaudeau