Pour notre plus grand plaisir, Lefrisé replonge dans ses souvenirs de supporter de la première heure.
Je suis encore trop jeune (77 ans) pour prétendre au titre de doyen des supporters, mais je suis très certainement un des rares à revendiquer 48 ans de fidélité sans faille à nos Verts.
Même si je suis resté un supporter inconditionnel de l'ASSE après mon départ de Saint-Etienne en 1957, mes souvenirs les plus marquants sont ceux de la période où j’ai accompagné les Verts, non pas dans un fauteuil collé à un poste de radio ou de TV, mais dans la chaude ambiance de Geoffroy-Guichard.
Je pense, en effet, que les émotions ressenties dans l’enceinte du stade ont une toute autre dimension que celles éprouvées au travers d’un reportage, fût-il de grande qualité, et imprègnent plus profondément et durablement la mémoire.
Voilà pourquoi les seuls souvenirs que j’évoquerai, dans cette modeste chronique, sont ceux relatifs à la période 1946-1956, n’ayant pu les années suivantes fréquenter Geoffroy-Guichard que très occasionnellement.
Supporter…mais d’abord footballeur
Né à St Etienne en 1937, j’ai eu la chance d’y faire mes études dans un collège (Saint-Michel) situé dans un grand parc équipé d’un petit terrain de foot auquel nous avions accès pendant les récréations. Outre son exiguïté, ce terrain avait deux inconvénients : en premier lieu, c’était un lieu de passage obligé pour ceux qui voulaient accéder aux bâtiments, d’où la nécessité d’être très précis dans nos shoots pour éviter les passants ou, au contraire, pour atteindre les professeurs que nous n’aimions pas. En deuxième lieu, il était arboré : on avait laissé pousser un arbre à proximité d’un des deux buts, à tel point que des tirs magistraux - qui auraient dû faire mouche ! - nous revenaient en pleine figure…
Tout ceci pour dire que j’ai attrapé la passion du foot dès mon plus jeune âge, à tel point que j’ai fait partie, pendant quelques années, de l’équipe junior de l’école qui concourait dans le championnat UGSEL (Union Générale des Sports de l’Enseignement libre). Je jouais au poste d’inter où j’étais renommé pour ma pointe de vitesse car je courais souvent plus vite que le ballon ! A noter que notre équipe a été entraînée, pendant quelque temps, par un international, René Alspteg, qui nous épatait par sa façon de marquer des buts directement sur corner.
Les Verts fierté de la cité noire
A l’époque de ma jeunesse, la ville de Saint-Etienne était appelée « la cité noire » à cause de ses mines de charbon. Elle n’avait qu’une faible notoriété dans le reste de la France qui situait la ville approximativement entre Lyon et Clermont-Ferrand. Un des rares sujets de fierté pour ses habitants était « leur » équipe des Verts. Ceci, ajouté au fait que les distractions du dimanche après-midi étaient rares, explique l’engouement des Stéphanois pour leur équipe, engouement que partageait bien souvent la famille entière (au moins les éléments masculins). Ceci justifie la passion qui continue d’habiter les jeunes Stéphanois auxquels elle a été transmise par les générations précédentes comme faisant partie du patrimoine familial.
Ma propre famille a elle-même été très tôt acquise à la cause des verts, en particulier ma mère qui, à mon grand dam, n’a jamais compris ce qu’était un hors-jeu et mon père qui n’a jamais voulu se rendre à un match de peur d’y mourir d’une crise cardiaque !
Le stade et ses pelouses
Dès 1946 (j’avais 9 ans), j’ai pris l’habitude avec plusieurs de mes camarades de me rendre régulièrement au stade Geoffroy-Guichard. Je prenais le tram place Saint-Louis (j’habitais rue Gambetta) jusqu’à l’arrêt des « abattoirs », depuis lequel on rejoignait le stade à pied en une quinzaine de minutes.
Le stade ne bénéficiait pas, à l’époque, du confort actuel. En effet, seules les tribunes étaient couvertes. Les kops et la zone derrière les buts étaient à ciel ouvert. En outre, ces espaces n’étaient pas aménagés en gradins ; c’était de simples talus dont la pente devenait très glissante par temps de pluie ou de neige, et les chutes étaient fréquentes, surtout quand, par réflexe, on shootait en même temps que le joueur qui avait le ballon… Ces places étaient classées dans la catégorie « pelouses », même s’il n’y poussait pas le moindre brin d’herbe.
Ces « pelouses » avaient cependant des avantages par rapport aux tribunes : d’abord elles coûtaient beaucoup moins cher, en plus nous étions libres de choisir le but derrière lequel nous nous placions et même de pouvoir changer à la mi-temps. Je choisissais toujours d’être derrière le but de l’équipe adverse, persuadé, parfois à tort, que la domination, les plus belles attaques et les buts seraient stéphanois donc du côté de la cage adverse.
Mon premier « Geoffroy-Guichard »
Mon premier « Geoffroy-Guichard » remonte à 1946 : il s’agissait d’un match amical qui ne m’a laissé qu’un souvenir : celui de la prestation de notre gardien de but, un certain Finek, d’origine yougoslave (certains prétendaient qu’il était prisonnier de guerre en France mais je n’ai jamais vérifié). Ce grand diable de près de deux mètres était intraitable sur les balles hautes mais avait du mal à capter les tirs à ras de terre, tant il mettait de temps à allonger son immense carcasse. Son séjour à Sainté fut de courte durée puisqu’il fut remplacé, dès l’année suivante, par deux gardiens titulaires à tour de rôle : Jacquin et Davin qui se relayaient en fonction de leur forme du moment.
Par la suite j’ai vu de nombreux matches. Tous nous réservaient leur part d’émotion, voire d’anxiété, mais pour moi les plus éprouvants de cette époque (et maintenant encore) ont été les derbys tant notre honneur était en jeu lors de nos affrontements avec notre ennemi de toujours : l’OL. Personnellement, je me rappelle plus que tout autre le derby de novembre 1954 où les Lyonnais assommèrent Sainté, en menant 2-0 au bout de 20 minutes. Nous craignions le pire mais, dans l’allégresse générale, les Verts renversèrent la vapeur et finirent par l’emporter 4-2 grâce en particulier à Mekhloufi (2 buts) !
Les Verts et les médias
A l’époque, nous n’étions pas tentés de rester à la maison pour écouter la retransmission à la radio car les moyens techniques ne permettaient pas aux chaînes radios d’être présentes dans plusieurs stades simultanément.
Le seul poste assurant des diffusions était, je crois, le « poste parisien » qui consacrait le dimanche après-midi à une émission « sports et musique » dont le commentateur, Georges Briquet, n’avait d’yeux (et de voix) que pour certaines équipes huppées et ignorait superbement les Verts. Certains se rappelleront que, peu après la disparition en 1949 de la violoniste Ginette Neveu et de Marcel Cerdan dans le crash du Constellation qui les ramenait des États-Unis, cette émission adopta comme indicatif un mouvement d’un concerto de violon interprété par Ginette Neveu ponctué par un gong, celui du KO infligé par Marcel Cerdan à Tony Zale, faisant de lui le champion du monde des poids moyens.
Mais revenons à nos Verts. La presse locale, en revanche, consacrait régulièrement une large place à notre équipe. Un journal ,« dimanche actualités », 100% stéphanois, qui ne paraissait que le dimanche en fin d’après-midi et qu’on achetait place du Peuple aux vendeurs à la criée, réussissait l’exploit de relater tous les détails sur le match de l’après-midi et de donner les résultats des autres rencontres moins de deux heures après la fin de celles-ci.
Les joueurs clés de l’époque
Parmi les nombreux joueurs que j’ai vu évoluer au stade Geoffroy-Guichard, certains m’ont marqué plus que d’autres. Citons entre autres Verts Antoine Cuissard dit « Tatane », le seul international des années 50, Huguet, Wicart, Calligaris, Hanus, Fernandez dit « Manu », N’Jo Léa, Mekhloufi, Rijvers (un fameux trio qui a permis au vert de gagner le championnat de France 1956-57), Abbes, les frères Tylinski, Ferry et Domingo (la meilleure paire de demis de France disait-on), Jacquet, Bereta, Foix, Herbin et bien d’autres encore. Le hasard a voulu que en 1948 je côtoie Calligaris, Hanus et Fernandez avec lesquels nous avons partagé le même compartiment à l’occasion d’un voyage familial à Paris par le train, eux même accompagnant l’équipe qui devait affronter le Racing le lendemain. Cet épisode n’aurait présenté aucun intérêt s’il ne me donnait l’occasion de souligner la modestie des moyens mis en œuvre lors les déplacements des joueurs : wagon de deuxième classe, jambon beurre dans le train, accompagné d’un kil de rouge (heureusement il y a prescription) que les joueurs ont eu la gentillesse de nous proposer de partager avec eux…, rien à voir avec la façon dont les joueurs actuels sont « dorlotés » (expression française que les médias ignorent, préférant utiliser l’anglicisme « cocooner») .
Parmi les excellents joueurs adverses, je pourrais citer les spectaculaires gardiens Da Rui et Vignal, Marche, Jonquet, Baratte, Kopa… mais celui qui m’a le plus épaté est le Lensois Wisnieski, qui a réalisé sur son aile des parties époustouflantes contre Sainté, avant de rejoindre les Verts quelques années plus tard.
L’attente de l’exploit…
Jusqu’à mon départ de Saint-Etienne en 1956 je n’ai raté que très peu de matches. Autant dire que les ardents supporters comme moi avaient du mérite à rester fidèles à leurs couleurs car pendant de longues années le palmarès de Sainté est resté désespérément vierge. Le jeu de notre équipe était agréable, les joueurs talentueux, mais plusieurs équipes nous barraient régulièrement la route : Lille, Roubaix, Reims, le Racing,… Malgré tout, nous savions que le jour des Verts allait arriver et notre foi restait inébranlable, faisant mentir l’affirmation selon laquelle « nul n’est prophète en son pays »
La suite des évènements devait nous donner raison. Malheureusement les circonstances ont voulu que je n’ai pu suivre les exploits de notre équipe que sur un écran ou à la radio, me privant de l’ambiance passionnelle et communicative du stade.
Le football actuel : une autre façon de jouer
D’une façon générale, le jeu de cette époque se caractérisait surtout par la volonté permanente d’aller de l’avant : les passes arrière étaient rares (sauf quand, pour sauvegarder un résultat, les joueurs passaient et repassaient la balle à leur gardien qui à l’époque avait le droit de s’en saisir), ce qui conférait au jeu une spontanéité et une dynamique, parfois au prix de nombreux déchets techniques, dont se régalaient les spectateurs. C’était ce que certains ont appelé le « hourra football »
Sans vouloir jouer les nostalgiques, je regrette que le football de haut niveau actuel, en devenant calculateur, ait perdu de sa spontanéité. Regardant chaque fois que je peux notre valeureuse équipe ou d’autres sur mon écran (au grand désespoir de ma tendre épouse que, après bientôt 50 ans de mariage, je n’ai toujours pu convertir au foot), j’avoue que je m’ennuie parfois de voir ces longues périodes de préparation pendant lesquels les joueurs se passent et se repassent la balle avant de se porter à l’attaque. On sent qu’il y derrière une recherche de perfections technique et tactique qui nuit au spectacle et tend à standardiser la façon de jouer.
Quel avenir pour les Verts ?
Dans ce contexte, seules les équipes dotées de gros moyens financiers peuvent s’offrir des joueurs d’exception, ceux qui sur le terrain font la différence, et en assez grand nombre pour pouvoir former deux équipes interchangeables de haut niveau.
C’est pourquoi je reconnais avoir perdu la foi quant à de nouvelles épopées européennes pour notre équipe dont je crains que cette année encore le trajet en coupe européenne ne s’arrête prématurément, tout en espérant me tromper ! Je souhaite au moins une chose : qu’elle ne vende pas son âme au diable en se laissant séduire par un quelconque émir…
Quoiqu’il arrive, jamais rien ne m’empêchera pas de crier jusqu’à mon dernier souffle : « ALLEZ LES VERTS ! »
Lefrisé, octobre 2014