Historien de l'ASSE et conservateur du Musée des Verts, Philippe Gastal rend hommage à Rachid Mekhloufi, qui a été inhumé hier à Alger.


"C’est une page qui se tourne. Une page des plus glorieuses de l’AS Saint-Etienne. On parle parfois de légende, le mot est galvaudé de plus en plus dans le monde actuel. Rachid Mekhloufi était une vraie légende. Il y a le joueur certes, un immense joueur. Mais il y a aussi l’homme. Et quel homme ! Par ses convictions, par son parcours, c’est un personnage d’exception qui vient de nous quitter. Sa vie est un roman. Des livres lui ont été consacrés, une bande dessinée, des documentaires.

Sa vie dépasse largement le cadre du football. Il était né à Sétif et avait été très marqué quand il était enfant par les évènements du 8 mai 1945 qui s’étaient produits dans sa ville. Rachid n'avait pas encore 9 ans, il avait vu énormément de morts à Sétif. C’était pour lui un les prémices de la volonté d’indépendance du peuple algérien. Rachid m’avait dit que ça l’avait profondément marqué, cela revenait souvent dans nos discussions. Cela a motivé son engagement ultérieur.

Rachid a été repéré à Sétif par Monsieur Setboun, qui en a parlé à son frère qui était à Roche-la-Molière. Rachid est donc arrivé à Saint-Etienne le 4 août 1954. Il a pris l’avion pour Lyon et quand après il a pris la voiture, il a vu la vallée du Gier, ces usines, ce panorama un peu noir alors qu’on était en plein mois d’août. Ça a été un choc pour lui mais Jean Snella l’attendait au stade. « Heureusement qu’il y avait Jean Snella, cet homme m’a accueilli pour un essai le lendmain au stade. Sinon, je serais peut-être reparti» m’a confié Rachid.

Le courant est tout de suite passé entre les deux hommes. Rachid a fait un premier essai rapidement. Jean Snella, qui était un apôtre du football, a vu toutes les qualités footballistiques de ce joyau qui allait avoir 18 ans. Rachid m’avait souvent expliqué qu’il voulait jouer rapidement mais Jean Snella a un peu tardé à le faire débuter. Il lui a dit : « Je te lancerai la première fois à l’extérieur et on attendra quelques semaines. » Rachid trépignait d’impatience. Il a joué son premier match à Nice le 10 octobre, deux mois après son arrivée à Sainté.

Rachid était plutôt attaquant mais il n’avait que 18 ans. Il s’est affirmé rapidement comme un attaquant de grande classe. Il s’entendait très bien avec Kees Rijvers, qui nous a quittés en mars dernier. Je me souviens qu’il y a quelques années Kees était dans mon bureau et Rachid au téléphone. C’était fantastique de les entendre converser. Kees était l’idole de Rachid. Rachid était l’idole de Kees. Avec Eugène Njo Léa, ils ont formé une triplette offensive exceptionnelle. C’est grâce à cette attaque mitraillette que l’ASSE a remporté son premier titre de champion de France en 1957.

Rachid avait déjà été appelé en équipe de France. Il a joué son premier match en Bleu en octobre 1956 à Colombes contre l’URSS de Lev Yachine. Il a joué 3 autres matches en équipe de France, contre la Belgique, le Portugal et la Bulgarie. Rachid était déjà international à 20 ans alors qu’il n’était arrivé sur le sol français que deux ans auparavant. Il a eu une ascension incroyable, très rapide, qui l’a propulsé comme l’un des meilleurs joueurs du championnat de France.

Evidemment, on ne pouvait pas parler de football avec Rachid sans parler de Jean Snella. Rachid avait une admiration sans borne pour son entraîneur. Il m’a dit : « J’ai eu la grande chance de rencontrer Jean Snella, c’est un homme qui aura énormément compté dans ma vie. » Ils avaient la même vision du football donc ça a matché de suite. Rachid considérait Jean Snella comme son maître. Il devait tout à Jean Snella.

Bien sûr, Rachid avait ses qualités footballistiques mais il a pu les exprimer au mieux grâce à Jean Snella, qui le laissait jouer librement. Il ne lui donnait pas de consigne, il lui disait : « tu joues comme tu l’entends ». Il était épris de liberté et dans son esprit la liberté doit être laissée aux footballeurs. Ils avaient cette même approche du football. Rachid avait un jeu basé sur l’improvisation, sur l’inattendu. "Créer de l'inattendu, c'est le secret des grands footballeurs. Rachid est le roi de l'inattendu" disait de lui Robert Herbin.

Rachid a bien sûr été l’un des artisans majeurs du premier titre de champion de France de l’histoire. Avec Kees Rijvers et Eugène Njo Léa, ils formaient une attaque de feu au sein d’une équipe équilibrée où il y avait des joueurs de devoir comme Bill Domingo, des défenseurs intraitables, un grand gardien de but. C’était vraiment un très beau champion de France. A l’époque la presse avait souligné que le plus beau champion de l'après-guerre. De cette époque, il n’y a plus que 4 joueurs hélas qui sont encore de ce monde : Richard Tylinski, Jean Oleksiak, Yvon Goujon et Georges Peyroche.

Il ne faut pas oublier que Rachid Mekhloufi est le premier buteur de la riche histoire de l’ASSE en Coupe d’Europe. Il avait marqué en Ecosse contre les Glasgow Rangers le 4 septembre 1957. Rachid me disait que c’était l’un de ses plus beaux buts. Il s’est avancé à 20-25 mètres des cages et il a trouvé la lucarne. Il a éteint Ibrox Park, pas pour longtemps certes mais son but avait permis aux Verts d’ouvrir le score. On avait finalement perdu 3-1 ce match aller des 16èmes de finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions. Au retour, l’ASSE a gagné 2-1 grâce à des buts de Jean Oleksiak et René Ferrier.

En 1958, on connaît l’histoire : après un match perdu contre Béziers, Rachid est parti rejoindre le FLN. Rachid s’était blessé, il m’avait expliqué qu’il aurait dû partir après le match mais il a dû passer par l’hôpital de Bellevue, ça l’a retardé. Ça l’embêtait d’autant plus qu’il était attendu avec deux amis. Ils ont passé la frontière. Heureusement pour eux, à quelques heures près, il n’a pas été reconnu. Ils sont arrivés en Tunisie où il a rencontré ultérieurement sa future épouse.

Avec l’équipe du FLN, Rachid a disputé énormément de matches, surtout contre des équipes de l’Est. Il avait été étincelant au stade Marakana (Belgrade) lors d’un match remporté 6-1 contre l’équipe de Yougoslavie. Rachid avait réalisé un quadruplé ce jour-là. Il m’a souvent parlé de ce match.

Quand il est revenu, le football a dépassé la géopolitique. Rachid a retrouvé Jean Snella, qui était parti entretemps au Servette. Jean Snella, après les accords d’Evian, l’a fait venir à Genève, en concertation avec Roger Rocher. Rachid n’est arrivé qu’en décembre 1962 à Saint-Etienne. Il a redémarré son aventure avec les Verts lors d’un succès à Cannes avant de retrouver le public de Geoffroy-Guichard une semaine plus tard. C’était un risque de faire revenir Rachid car à l’époque il y avait l’OAS, des attentats. Roger Rocher a pris des risques.

On se demandait quelle serait la réaction du public stéphanois en retrouvant Rachid pour ce match contre Limoges du 9 décembre 1962. Très rapidement, en deux ou trois touches de balle, le technicien Rachid Mekhloufi a mis les supporters à nouveau dans sa poche. Ils l’ont plébiscité, l’ASSE a remporté cette rencontre. La politique, son départ précipité 4 ans plus tôt ont été très vite oubliés. Sa classe a transpiré sur tous les terrains de France, tous les week-ends.

Rachid était revenu avec un bagage technique et tactique plus complet. C’est devenu un véritable stratège. C’était auparavant un très grand attaquant, il jouait entre inter et attaquant. Il est revenu comme un 10 à l’ancienne, un meneur de jeu. Il a gagné plusieurs fois l’Etoile d’Or de France Football du meilleur joueur du championnat de France. Il était considéré comme l’un des meilleurs joueurs européens.

En 1965-1966 en particulier, il avait brillé aux côtés de Robert Herbin. Comme Rachid était le roi de l’inattendu, il créait avec Roby de fausses pistes : l’un partait dans un sens, l’autre de l’autre côté. Ils faisaient des transversales et étaient toujours là où on ne les attendait pas. Ils s’entendaient comme larrons en foire sur le terrain avec cette même vision du jeu. C’étaient deux joueurs particulièrement intelligents. Ils formaient une paire de milieux offensifs vraiment exceptionnelle au mitan des années 60. 

Rachid était un merveilleux manieur de ballon. Il avait une technique hors pair, un sens du jeu inouï. Il avait une clairvoyance incroyable, une vision du jeu très au-dessus de la moyenne. Il était calme, jouait sans pression. Rachid avait une qualité de passe exceptionnelle. Combien de caviars il a donné à Hervé Revelli, à Georges Bereta, à Salif Keita lors de la dernière saison avec Albert Batteux, ou encore à Robert Herbin... Jean Snella avait compris qu’il fallait le laisser jouer, improviser. Rachid était un génie du football, qui a joué une saison aux côtés d’un autre génie, Salif Keita. Salif a joué son premier match le 19 novembre 1967 à Monaco donc ils ont joué 7 mois ensemble.

D’ailleurs Salif est numéro 12 pour la finale de Coupe de France de 1968. Albert Batteux lui avait explique qu’il aurait d’autres occasions de jouer une finale. Rachid était en fin de carrière, c’est lui qui sera titulaire. Il mettra les deux buts de la victoire contre les Girondins. Contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’était pas son dernier match sous le maillot vert. Il a fait encore 3 maches après cette finale, contre Monaco, à Metz et enfin à Geoffroy-Guichard lors d’une victoire 3-0 contre Lille. Du fait des évènements de mai 1968, le championnat a fini à la mi-juin cette saison-là.

Rachid reste le 2e meilleur buteur de l’histoire du club derrière Hervé Revelli et devant Salif Keita. Il a remporté 4 titres de Champion de France, une Coupe de France mais aussi la Coupe Drago en 1955, premier trophée de l’histoire du club. Lui qui est parti défendre la cause de l’indépendance de l’Algérie, il a été sacré champion du monde militaire un an plus tôt avec la France en 1957. C’est paradoxal et incroyable quand on y repense !

Rachid aurait dû jouer la Coupe du Monde en Suède sous la responsabilité d’Albert Batteux et de Jean Snella, qui était son adjoint en 1958. Mais la cause de l'indépendance algérienne était plus forte que le football pour Rachid. Sa vie est un roman. Plus que le joueur, c’est un grand Monsieur qui est parti. Un footballeur d’exception et un grand Monsieur."

 

Merci à Philippe pour sa disponibilité