Conservateur du Musée des Verts, Philippe Gastal rend un vibrant hommage à Salif Keita, qui nous a quittés hier à l'âge de 76 ans.
La vie de Salif Keita est un roman, ça dépasse le cadre sportif. De son départ précipité du Mali, pour différentes raisons… C’est improbable. Un supporter franco-libanais envoie plusieurs lettres à Roger Rocher, il ne répond pas de suite. Avec insistance, en définitive, ils répondent positivement pour venir faire un essai. Salif part non pas du Mali mais de Monrovia. Il me l’a expliqué encore il n’y a pas longtemps. Il n’a plus d’argent, il doit rester une semaine de plus là-bas. Avec l’ami qui l’amène, ils se sont fait dérober l’argent. L’ami doit travailler une semaine là-bas pour que Salif puisse se payer le billet d’avion. Dès qu’il a le billet d’avion, dans la nuit, on leur vole le peu d’argent que Salif pouvait avoir pour arriver la première fois sur le continent européen. Evidemment, il n’y avait pas de portable à l’époque.
Contrairement à ce qui est dit, Salif m’a rappelé que ce n’est pas une question de Bourget, d’Orly, etc. C’est le fait qu’ils ne savaient pas quand Salif allait arriver exactement. Il n’est pas arrivé le jour où Pierre Garonnaire était allé à Orly. Le jour où Salif arrive à Orly, il est seul et n’a pas un centime. Il commande ce fameux taxi. Comme je le raconte souvent au Musée des Verts, le premier chauffeur a refusé, le deuxième aussi. Le troisième était supporter du Stade de Reims. Heureusement qu’il ne l’a pas amené au stade Auguste-Delaune ! Il l’a bien conduit à Saint-Etienne, rue de la Résistance. Maître Fiéloux était à l’époque Vice-Président du club avec Charles Paret, ils ont payé la note. C’était quand même 1 060 francs de l’époque, ça correspondait à un mois de salaire, en gros ! Personne n’a regretté. C’est une histoire incroyable.
Son histoire à Saint-Etienne a démarré comme ça, elle a été incroyable du début à la fin. C’est surtout l’empreinte qu’il va laisser à Saint-Etienne qu’il faut mettre en avant. Au-delà de l’aspect sportif, quand on voit que l’emblème du club lui est consacré... Salif a inspiré l’emblème du club, rien que ça ! J’ai vu que Bafé a tweeté hier et Alex doit y penser au fin fond du Brésil également. Salif a inspiré les plus grands attaquants. A chaque fois que quelqu’un fera une panthère, on pensera à Salif ! C’est véritablement la panthère noire ! C’est le premier joueur africain qui s’est exporté. Bon, il y avait Larbi Benbarek dans les années 40-50, mon père m’en avait parlé. Mais on peut dire que Salif a été la première star africaine à s’exporter.
Salif est devenue une star en très peu de temps. Roby le considérait comme le plus grand joueur avec lequel il avait joué. Un grand nombre de supporters considèrent que c’est le plus grand joueur de l’histoire de l’ASSE. Je n’ai pas eu la chance de voir jouer Rachid Mekhloufi. Rachid était peut-être plus complet, il avait une palette de jeu plus complète. Mais Salif faisait partie de cette race d’attaquants qui étaient capables de faire basculer un match à tout moment. Il était éblouissant. Salif faisait des passements de jambes, des feintes de corps. Il était capable d’éliminer dans un tout petit périmètre deux, trois ou quatre joueurs !
Salif riait aux éclats. Je me rappelle un repas qu’on avait fait avec Georges Bereta à la pizzeria de l’Etrat il n’y a pas si longtemps, la dernière fois qu’il était venu. J’aurais pu les écouter parler pendant des heures. Il y avait des anecdotes qu’eux seuls pouvaient raconter parce qu’ils l’avaient vécu. Jo racontait : « Salif, tu te rappelles comme tu aimais jouer contre le Stade Rennais ? Ils jouaient en ligne, toi tu prenais le ballon, t’allais tout droit et ils ne pouvaient pas te rattraper. C’est sans doute contre Rennes que t’as mis le plus de buts. »
Sans vouloir ridiculiser les joueurs, c’était pratiquement comme des pantins face à Salif. C’était incroyable l’élimination qu’il avait ! Un peu comme Garrincha, dont on dit que c’est le plus grand dribbleur de tous les temps, Salif était tout en feintes de corps. Rien qu’en déhanchement, il mettait son corps d’un côté, le joueur partait de l’autre. Et sans avoir touché le ballon ! Salif était vraiment l’un des plus grands dribbleurs. Salif était un génie. Un génie du football. Un magicien du football ! Salif Keita, depuis 53 ans que je suis l’ASSE, c’est pour moi le plus grand. Pourtant il y a eu des immenses joueurs qui ont traversé le club. Je l’ai vu faire des choses uniques. U-niques ! Pour que Roby dise que c’était le plus grand joueur avec lequel il ait joué… C’est que Salif était vraiment extraordinaire, une référence. Au-delà du sport, par son arrivée, l’emblème du club, il va laisser une trace indélébile. Salif était déjà dans l’histoire, il était déjà une icône, un phare vert. Il l’est d’autant plus maintenant avec sa disparition. Je pense que dans 50 ans, dans 70 ans - je ne sais pas comment le football va évoluer, on ne le verra pas – on parlera encore de Salif. Il va traverser le siècle. On parlera longtemps, longtemps, longtemps de Salif Keita !
J’ai lu les réactions cette nuit, l’émoi que sa disparition a suscité dans tout le continent africain. Quand on dit que Saint-Etienne est apprécié en Afrique, on le doit à Salif Keita. Quand on parle de Salif Keita, on pense à l’ASSE même s’il a joué ensuite à l’OM, au Sporting de Lisbonne ou à Valence. Salif Keita reste à jamais étiqueté AS Saint-Etienne pour tous les Africains. Il jouerait maintenant, il ferait partie des meilleurs attaquants mondiaux. Il ne serait pas resté cinq ans à Saint-Etienne. C’est une chance pour nous d’avoir longtemps eu des joueurs de la trempe de Rachid Mekhloufi et Salif Keita à Sainté ! Des joueurs talentueux, de classe mondiale.
De même que Rachid Mekhloufi a été couvé par Jean Snella, Salif Keita l’a été par Albert Batteux. Quand il est arrivé à Saint-Etienne, Salif Keita était jeune et seul. Même en dehors des fêtes de Noël, Monsieur Batteux s’en occupait, il l’avait pris sous sa coupe. Salif logeait chez lui. Albert Batteux a eu des icônes comme Raymond Kopa, il a fait pareil avec Salif Keita à Saint-Etienne. Salif a été de suite mis en confiance, comme Rachid l’a été avec Monsieur Snella. Mais les premiers matches, Salif n’était pas qualifié. Salif a donc disputé d’abord des matches régionaux, il jouait contre Saint-Chamond, Rive-de-Gier. Roby me racontait que les joueurs allaient observer les levers de rideau. Lors d’un match de lever de rideau, Salif met cinq ou six buts. De suite Roby va voir Monsieur Batteux et lui dit : « Lui, il faut le garder ! Là on a affaire à un phénomène ! »
Salif aura bien été un phénomène pendant les cinq années qu’il aura passées chez nous. Il a mis plusieurs quadruplés en première division, contre Bastia, Ajaccio et Reims. Je me rappellerai toujours quand il a mis six buts contre Sedan en juin 1971. Salif était à la lutte avec Josip Skoblar pour le titre de meilleur buteur. On gagne 8-0, il en met six, il fait un tour d’honneur avec tous ses coéquipiers à la fin du match. C’était extraordinaire. Salif aura marqué 42 buts cette saison-là en championnat, un record dans l’histoire du club. Mais Josip Skoblar a réussi l’exploit d’en mettre deux de plus !
Dès son premier match sous les couleurs de l’ASSE, Salif Keita a marqué. Il est arrivé au club le 14 septembre 1967 mais comme il n’était pas qualifié, il n’a pu disputé son premier match que le 19 novembre au vieux Stade Louis-II de Monaco. Il n’a mis que sept minutes pour scorer. Monsieur Batteux a fait comme Monsieur Snella l’avait fait avec Rachid, il ne voulait pas griller Salif. Il y est allé par petites doses. Cette saison-là, la dernière de Rachid, ils ont joué ensemble. C’est incroyable quand on y repense d’avoir eu en même temps sous le maillot vert deux joueurs de classe mondiale !
Salif était tellement déçu de ne pas avoir joué la finale de Coupe de France en 1968. On est détenteur du trophée que si l’on dispute la finale. Il ne l’avait pas disputée. Comme c’était l’un des derniers matches de Rachid, Monsieur Batteux avait mis Rachid, qui a d’ailleurs inscrit un doublé victorieux contre Bordeaux lors de cette finale. Albert Batteux avait expliqué à Salif qu’il était jeune, qu’il ferait d’autres finales. Il n’en aura fait qu’une, brillamment remportée 5-0 en 1970 contre Nantes.
Ce match du 31 mai 1970 est pour moi inoubliable car c’est le premier match que j’ai vu en vrai, au stade de Colombes, en famille. Voir ce maillot vert avec ce liseré bleu blanc rouge, ces noms marqués sur le sweet, le maillot, le short… C’est une image qui me poursuivra jusqu’à la fin de ma vie. Quand Salif m’a apporté son sweat de cette finale lors de l’inauguration du Musée… Sentimentalement, émotionnellement, c’était peut-être la plus belle pièce. Je me revoyais à Colombes, en famille, je n’avais pas dix ans…
Salif m’a dit : « Tu sais Philippe, je n’avais pas marqué ». A l’époque on ne parlait pas de passe décisive mais il avait éclaboussé cette finale de son talent. C’est lui qui décale Georges Bereta quand Patrick Parizon jaillit au second poteau pour ouvrir le score. C’est Salif qui lance Jo sur le but du break. Et Hervé Revelli a profité de deux remises de Salif pour marquer les deux derniers buts de cette inoubliable rencontre. Salif avait rendu fous les Nantais ! Feintes de corps, passements de jambes… Salif n’avait pas marqué mais il avait gardé le ballon du match. Il m’a dit qu’il ne l’avait pas retrouvé. J’aurais tellement aimé l’avoir au musée…
Je revois encore Salif à son inauguration du musée. Il était beau, en costume et tout ! On avait fait des photos avec Aïssata, son épouse. Salif était fier mais il était d’une modestie… Il y avait un espace consacré à lui dans le musée rénové. Et cette fameuse photo, une photo incroyable. On voit l’artiste ! J’en parlais avec des arbitres. Il marque un but, il prend le ballon au fond des filets, le met sur sa tête et il le remonte jusqu’au rond central pour l’engagement. Aucun joueur n’a fait ça, on n’a plus jamais vu ça !
Salif était très modeste. Il parlait d’une voie très douce. Les plus grands sont les plus modestes. Salif est un géant. Il était même gêné quelque part de voir l’espace qui lui était consacré au musée.
Ne nous attardons pas sur la fin de son aventure stéphanoise et de son départ à Marseille en 1972. J’ai assisté à Saint-Etienne au Gaumont à l’avant-première du film Ballon d’Or en 1994. Salif était présent pour la présentation de ce film. Roger Rocher était venu. On était peu nombreux, on était un cercle d’invités par le regretté Edmond Teyssier. Il y avait des associés. On a assisté à la réconciliation entre Roger Rocher et Salif Keita ce soir-là, dans la pénombre d’un cinéma stéphanois. C’était un moment très émouvant. Tout était oublié, il ne voulait se souvenir que des très bons moments qu’il avait connus à Saint-Etienne. Des moments exceptionnels. Salif aimait tant ce public stéphanois…
Merci à Philippe pour sa disponibilité