Historien de l'ASSE et conservateur du Musée des Verts, Philippe Gastal rend un vibrant hommage à Kees Rijvers, disparu hier à l'âge de 97 ans.


"Avec Kees, j’aurai vécu une amitié de plusieurs décennies. Je me souviens que la saison 1999-2000, on avait émis l’idée de réunir les anciens de 1957, une majorité ne s’était pas revue depuis cette époque. Cette image me restera toujours. C’étaient les retrouvailles entre ces joueurs qui avaient offert ce premier titre de champion de France à l’A.S. Saint-Étienne. Kees était évidemment présent. Il y avait eu des interviews de tous les joueurs qu’on peut voir défiler au musée des Verts. Ça a été un moment privilégié que de les interroger et de les voir se retrouver comme s’ils s’étaient quittés la veille. Kees faisait l’admiration de tout le monde.

Quand tu discutais avec Rachid Mekhloufi - qui doit être bien triste s’il a intégré la nouvelle, s’il est au courant – Kees était le plus grand joueur avec lequel il avait joué. Quand tu interrogeais Kees, le compliment était identique. Quand Rachid venait ou que Kees venait, dans le bureau, j’appelais ou Kees ou Rachid, je les mettais en contact, ils se parlaient et quel plaisir c’était que de les entendre converser au téléphone… Il y a eu Bill Domingo évidemment, mais c’étaient les premiers très grands meneurs de jeu. Quelle complémentarité entre Kees et Rachid !

C’étaient des 10 un peu à l’ancienne. Kees avait plus d’expérience car ils avaient 10 ans d’écart. Rachid est né en 1936 et Kees en 1926. Mais ils s’étaient vite trouvés. De toute façon, les grands joueurs se trouvent toujours sur le terrain. Kees avait une technique hors pair. C’était un petit gabarit, il faisait 1m62. Mais il avait une telle vista ! Ses feintes et ses dribbles déroutaient les défenses adverses. Il avait un ballon qui lui collait au pied. Si je pouvais faire un parallèle, je dirais Giresse. Pratiquement la même taille, la technique identique. Kees, c’était Giresse 25 ans avant. Cette complémentarité pour le titre de 1957 avec Eugène Njo Lea et Rachid. Avec un tel trio, l’ASSE avait une attaque mitraillette. 88 buts, tout est dit !



Les reporters de l’époque disaient que Saint-Etienne était l’un des plus beaux champions de l’après-guerre. Les Verts avaient une attaque et deux meneurs de jeu exceptionnels ! Rachid a commencé peut-être un plus en 8 et Kees en 10 mais en fait c’étaient deux 10 à l’ancienne qui se transformaient en 9 et demi, en passeurs. Si Eugène a mis autant de buts, il le doit à Rachid et Kees, deux merveilleux pourvoyeurs de ballons. Kees avaient une qualité de passe, une finesse technique hors pair.

Lors d’un France / Pays-Bas en 1947, Kees s’était lié d’amitié avec Antoine Cuissard. Avec Jean Prouff également mais surtout Cuissard, qui parlait souvent de Kees à Jean Snella. Dès que l’opportunité s’est présentée, Kees a débarqué à Saint-Étienne en décembre 1950. Il a démarré par une victoire 5-1 contre le LOSC, une grande équipe de l’époque. Il ne faut pas oublier qu’il est le premier buteur stéphanois lors d’un derby. C’était la saison suivante, le 28 octobre 1951. On avait perdu 4-2 à Gerland mais Kees avait marqué le premier but des Verts, René Alpsteg avait mis le second.

Évidemment, quand on se remémore Kees, il y a l’anecdote de la malle avec ses crampons vissés. Quand on en parlait, il s’en amusait car à chaque interview, le poids de la malle augmentait. Il y en a qui parlaient de 100 kilos, pourquoi pas 150 ou 200 ? Il m’a dit qu’il était arrivé en effet avec une malle mais il n’y avait pas 100 kilos de crampons vissés ! (rires). Mais c’est resté dans la légende. C’était le premier joueur à importer en France des crampons vissés.

Kees, c’était aussi un surnom, « Trottinette ». C’étaient les copains qui l’avaient surnommé de la sorte, et ça a été repris après par la presse. Kees était petit par la taille, il se faufilait par une technique hors pair et une fois lancé il était insaisissable. Ce surnom caractérisait bien l’homme et le joueur, difficile de dire qui en particulier a été le premier à lui donner ce surnom à l’époque.

Depuis 25 ou 30 ans, on s’appelait quasiment tous les mois ou tous les deux mois. Et on restait bien trois quarts d’heure au téléphone. C’était un tel plaisir d’échanger avec Kees, on avait tellement de choses à se dire… Il aimait profondément Saint-Étienne et Saint-Étienne l’aimait. Saint-Étienne à travers l’accueil des Stéphanois. Jean Snella, le maître. Kees m’en parlait beaucoup. Pareil pour Rachid. C’est Jean Snella qui a donné envie à Kees de devenir entraîneur. Il me parlait souvent des qualités de Jean Snella, des entraînements, de l’homme qu’il était.

Kees gardait évidemment un amour de Saint-Étienne. Avec sa femme Annie, ses filles puisqu’il en a eu six. Kees, c’était avant tout la vie à Saint-Étienne, ce que représentait Saint-Étienne, le milieu ouvrier, le côté populaire. L’amour des Stéphanois pour le football. Les joueurs étaient très proches des supporters, ils pouvaient boire un verre avec eux. On ne voit plus ça maintenant car les joueurs sont surprotégés. Mais ça permettait d’être d’autant plus apprécié par les supporters. Ils s’identifiaient d’autant plus à eux. On ne voit plus cette grande proximité de nos jours, on peut le regretter.

Kees correspondait bien à la mentalité stéphanoise, à l’état d’esprit stéphanois. Alors qu’il venait des Pays-Bas, il s’est de suite senti très à l’aise à Saint-Étienne. A chaque fois, il me parlait d’amis qu’il avait à Sainté, des pharmaciens, des personnes qui l’accueillaient, des personnes qui vivent encore. Quand il venait faire un tour à Saint-Étienne, Kees se rendait évidemment à l’Etrat. Il venait au musée. On avait des discussions à n’en plus finir.

Il s’intéressait aux derniers résultats de l’ASSE, on parlait de tel ou tel match. On parlait du PSV, de Feyenoord, des clubs où il avait joué. Kees me parlait évidemment de Johnny Rep mais aussi des joueurs qu’il avait lancés, des légendes du football hollandais. Il a été en effet sélectionneur des Pays-Bas de 1981 à 1984. Kees a lancé Ruud Gullit, Marco Van Basten, Ronald Koeman, Frank Rijkaard et j’en oublie.

Kees me parlait toujours du tirage au sort de 1976. Quand il a vu qu’il allait tomber sur l’AS Saint-Étienne, retrouver Robert Herbin, Geoffroy-Guichard... Cette demi-finale de Coupe d’Europe des Clubs champions était forcément un moment particulier pour lui. Kees croyait dur comme fer à la qualification pour la finale malgré sa défaite 1-0 à l’aller. Il reconnaissait beaucoup de qualités à l’ASSE. Il me disait que sur les deux matches, il regrettait évidemment la blessure de son attaquant Edstrom. Il ne l’avait pas oubliée mais malgré ça il était content que Saint-Étienne aille en finale.



Retrouver les Verts trois ou quatre mois après dans la même compétition, cette fois en 8e de finale, c’était incroyable. Son destin en Coupe d’Europe était décidément lié avec celui de l’ASSE car il a de nouveau affronté les Verts en 1979, cette fois en Coupe de l’UEFA. Il a gagné le match à l’aller 2-0 à Eindhoven mais Michel Platini n’était pas là. Au match retour, Michel a mis un doublé. Jean-François Larios, Jacques Santini, Laurent Roussey et Johnny Rep avaient également scoré. Kees m’a dit que ce 6-0 des Verts a été sa soirée la plus cauchemardesque sur un banc.



Je lui disais que Roby avait changé les numéros [Platini jouait avec le 6, Santini avec le 10, Larios avec le 9, ndp2] mais quelque part Kees ne voulait pas trop l’admettre. Kees ne l’avait toujours pas digéré, avec son caractère, il pouvait être un peu têtu. Il admettait difficilement cette cinglante défaite du PSV. Kees a de nouveau été défait par Michel deux ans plus tard, cette fois lors des éliminatoires de la Coupe du Monde 1982. Kees était en effet le sur le banc des Pays-Bas quand la France a gagné 2-0 au Parc des Princes. Un match resté célèbre pour le fameux coup franc de Michel.



Kees maitrisait très bien le français et il le parlait avec son inimitable accent néerlandais. Aidé par Antoine Cuissard, Jean Snella et un peu tout le monde autour de lui, il s’est familiarisé à notre langue. Avec sa femme Annie, il prenait des cours de français. Avec les amis, il a été très rapidement à l’aise pour s’exprimer. Car ce n’est pas les Français qui pouvaient parler le hollandais. Kees s’est adapté à sa nouvelle vie. Il formait un couple exceptionnel avec Annie. Ils allaient fêter en décembre prochain leurs 75 ans de mariage. Dans les couples à l’ancienne, on parle beaucoup de « ma moitié ». Je pense beaucoup à Annie et à ses filles. Quand j’appelais Bill Domingo, j’entendais toujours Rolande parler derrière. Elle entendait, elle écoutait. Quand j’appelais Kees, systématiquement, j’entendais Annie parler derrière. Kees et Annie sont indissociables.

Évidemment on va rendre hommage à Kees samedi au stade Geoffroy-Guichard qui sera pratiquement plein. Mercredi dernier, des responsables du PSV lui avaient rendu visite dans le cadre d’un documentaire qui était en train d’être finalisé et qui va être diffusé. Kees était invité le 17 mars prochain pour le match du PSV contre Twente, où il avait joué également. Ne plus entendre sa voix, ne plus avoir l’occasion de discuter longuement avec lui de sa passion du football, de son amour du football…

Quand on voit tous ces personnages venus de l’étranger, les Johnny Rep, Georgi Dimitrov, Ivan Curkovic, Osvaldo Piazza… Ils tombent véritablement amoureux de Saint-Étienne. Kees en faisait partie. Il a vraiment marqué la grande histoire de l’A.S. Saint-Étienne par la qualité de son jeu, par l’homme qu’il était. Il était notre doyen. En 1957, France Football crée le titre de meilleur joueur du championnat de France, il en est le premier lauréat. Il était le plus ancien joueur encore en vie ayant eu un point en 1956 pour le premier ballon d’Or. Kees était surpris, il pensait que c’était en 1957, l’année du titre.

Ses obsèques auront lieu mardi prochain. Je suppose à Breda, sa ville natale qu’il aimait tant. Il avait décidé de vivre définitivement là-bas. Juste avant le Covid, il partait régulièrement à vélo. Il me disait : « tu sais Philippe, c’est bizarre pour moi parce que je vais faire du vélo dans les endroits où je faisais du vélo quand j’étais tout petit, quand j’avais 7 ou 8 ans. » Kees était encore sur sa bicyclette à l’âge de 93 ou 94 ans. Il n’avait pas peur de rouler dans ce pays où le vélo est roi. Il avait peur qu’Annie tombe et restait le plus souvent à la maison pour la surveiller.

Kees recevait encore la famille et s’intéressait toujours à l’actualité du football. Même s’il avait entraîné le PSV, il avait un faible pour Feyenoord. Il me parlait beaucoup de ce club. En particulier, il y avait un joueur qu’il avait énormément apprécié, Will Van Hanegem. Un excellent milieu de terrain qui a gagné avec Feyenoord la Coupe d’Europe des clubs champions en 1970 et la Coupe de l'UEFA en 1974. Cette même année, Van Hanegem a fait partie de la fameuse équipe néerlandaise finaliste de la Coupe du monde avec notamment Johan Cruyff et Johnny Rep.

Kees me parlait toujours des frères Van de Kerkhov. Ils ne s’entendaient pas, Kees essayait de faire en sorte que René et Willy s’entendent à nouveau. Kees ne comprenait pas que des frères ne puissent pas s’entendre. Il me racontait pas mal d’anecdotes, on passait en revue chaque joueur du PSV. Quand Jan van Beverem est décédé il y a une douzaine d’années, on en a beaucoup parlé avec Kees. C’est ce gardien qui était dans les cages lors des 6 matches européens que le PSV a joué contre les Verts. Bien sûr on a beaucoup parlé de Johan Cruyff, de Johnny Rep.

Kees était à la fois le plus Français des Hollandais et le plus Hollandais des Français. Il adorait la France et il nous a fait aimer également les Pays-Bas. Qui connaissait Eindhoven avant que l’AS Saint-Etienne n’affronte le PSV ? Encore une fois, on a pu mettre un point exact sur la carte de l’Europe. Tous les Stéphanois savaient où était Eindhoven. On parlait du Philips Stadion. Kees me disait que ce n’était pas l’ambiance du stade Geoffroy-Guichard, évidemment.

Kees m’avait aidé à l’époque où il y avait des vieilles cassettes. Kees m’avait mis en relation avec la direction du Philips pour essayer de retrouver des cassettes qu’on essayait d’exploiter avec Alex Mahinc. Je me souviens aussi que Kees avait donné le coup d’envoi d’un Saint-Etienne-Nice en 2015. Il avait été admiratif de Ben Arfa qui nous avait fait la misère ce jour-là. Il aimait les techniciens. Il aimait la technique comme la technique l’aimait. Kees était un technicien hors pair, un joueur hors pair et un homme hors pair."

 

Merci à Philippe pour sa disponibilité