Dans son excellent Dictionnaire égoïste du panache français paru il y a trois semaines aux éditions Le Cherche Midi, François Cérésa a consacré tout un chapitre aux Verts. Nous vous le proposons dans son intégralité avec l'aimable autorisation de l'auteur.


Les Verts, je connais. Je suis tombé dedans quand j’étais petit. A l’école je jouais au foot. Ailier droit. Nous avons disputé la finale de la Coupe de Paris des lycées. Mon grand-père maternel, natif de Saint-Etienne, avait été émerveillé de mes prouesses. Il avait un ami : Jean Snella. Quand il m’avait demandé si ça m’amuserait de suivre l’équipe pour un match, mon sang (encore bien vert) n’avait fait qu’un tour. Ce jour-là, je suis parti en car avec l’équipe de Saint-Etienne pour Paris. C’était en 1965. J’avais douze ans. Direction le stade de Saint-Ouen.

J’ai ainsi fait la connaissance de Robert Herbin, d’Aimé Jacquet, d’Hervé Revelli. Tous formés au club. Il y avait aussi le gardien Pierre Bernard, avant l’arrivée, en 1972, du mythique portier des Verts, le Yougoslave Ivan Curkovic. Et un Algérien, le virevoltant et élégant Rachid Mekhloufi, qui avait une dent en or et la moustache de David Niven. Avant le match, j’avais échangé quelques passes avec Jacquet, Herbin et Mekhloufi. Le roi n’était pas mon cousin.

La rencontre du jour s’était soldée par un cinglant 5-1 contre le Red Star, avec trois buts de Herbin (milieu de terrain), un de Revelli (attaquant), un de Mekhloufi (attaquant). Même si cette année-là, l’ASSE ne fut pas championne de France, l’affaire était entendue. Saint-Etienne devint mon équipe. Pour la peine, comme Bernard Pivot, je ne les ai jamais lâchés, même lorsqu’ils sont descendus en deuxième division.

Alors évidemment, en 1976, quand ils sont allés en finale de la Coupe d’Europe, j’étais au taquet. Tout comme 20 millions de Français devant leur poste. Il faut rappeler que Jean Snella, qui avait été l’assistant d’Albert Batteux (lequel devait être nommé entraîneur de Saint-Etienne entre 1967 et 1972, avec 4 titres de champions de France et 2 coupes), avait lui-même été champion de France avec les Verts en 1957, 1964 et 1967. On mettait en avant « le beau football ». L’offensive et la bravoure. Raison aussi pour laquelle aucun club français n’avait décroché la timbale européenne, malgré des joueurs comme Kopa et Fontaine. On mettait de côté l’efficacité. On jouait la comédie éparse et vagabonde des fulgurances. On écoutait peut-être les conseils de De Gaulle : « La politique la plus coûteuse, la plus ruineuse, c’est d’être petit. » On voulait être grand sans réalisme. Il y avait un côté « la garde meurt mais ne se rend pas ! ».

En 1976, l’entraîneur des Verts n’était autre que Robert Herbin, ou encore Robby, aujourd’hui disparu. « Tout pour le club » prônait-il. Et les joueurs à l’unisson. Les vedettes n’étaient pas encore des comptes en banque sur pattes. On parlait de héros à l’air libre. Les Verts, on peut le dire, avaient la couleur de l’espérance. Ce match de 1976 reste gravé dans toutes les mémoires. N’importe quel arcandier qui pense qu’il y a quelque puérilité dans le goût de la grandeur se souvient de la finale de Saint-Etienne en Coupe d’Europe, à peine de la mort de Mao, du Goncourt de Grainville ou de l’exécution de Christian Ranucci. En 1976, il y avait pourtant eu le raid israélien sur Entebbe, la victoire de Van Impe au Tour de France, la Transat remportée par Tabarly en solitaire. Sans compter la disparition de Gabin et de Malraux.

Face à Saint-Etienne, les Allemands du Bayern de Munich comptaient parmi leurs rangs Rummenigge, Beckenbauer, Gerd Muller, Hoeness. Du lourd. Du très lourd. D’autant que le Bayern avait déjà remporté deux fois la Coupe d’Europe. Tout cela se déroulait dans l’enceinte de l’emblématique stade de Hampden Park, à Glasgow, avec 25 000 supporters français. L’équipe des Verts était une équipe type : Curkovic, Janvion, Repellini, Piazza, Lopez, Bathenay, Santini, Larqué, Patrick et Hervé Revelli, Sarramagna… Rocheteau, « l’Ange vert » (surnom qu’il détestait), le fils d’ostréiculteur, né en Charente-Maritime (eh non, il n’était pas stéphanois), était sur la touche, blessé. Il patienta sur le banc avant de tout donner dans les sept dernières minutes. N’avait-il pas été le principal artisan de la qualification des Verts en finale ?

Rappelons que pour cette qualification de haute lutte, il y avait eu des victoires contre le FC Copenhague, les Glasgow Rangers, le Dynamo de Kiev, le PSV Eindhoven. Et avec quelle fougue ! C’est cela qui a immortalisé l’équipe de Saint-Etienne. Son fighting spirit. Des « remontadas » incroyables. 0-2 au match aller contre le Kiev de Blokhine, 3-0 de retour à Geoffroy-Guichard dans une ambiance de feu ! Devant le poste, on trépignait. Le football des Verts était basé sur l’intensité, sur l’intelligence de jeu. Du flamboyant. Un style qui passionnait même ceux qui ne s’intéressaient pas au foot. Enfin une équipe française au top !

A Hampden Park, les poteaux carrés repoussèrent par deux fois les espoirs stéphanois (Bathenay et Santini). En fait, c’était David contre Goliath. Un petit club de prolos contre une armada de stars. Pas de miracle. Les Allemands l’emportèrent sur le score étriqué de 1-0. Mais il est des défaites victorieuses. Gros titre de certains journaux : « Les Verts écrivent la légende ! »

Si Saint-Etienne a réveillé et décomplexé le football français, il l’a aussi dynamisé, changé, métamorphosé. On peut même dire que si la France a gagné deux Coupes du monde, c’est grâce à Saint-Etienne. Peut-être les Verts firent-ils figure d’éternels seconds, comme Poulidor avec Anquetil en cyclisme, mais forts de leur enthousiasme, de leur brio, de leur aura, ils ont tout chamboulé. Le retour en France après la finale perdue en Ecosse fut d’ailleurs grandiose. Comme si le onze de ces cuirassiers français avait gagné la charge de Reichshoffen.

Au fond, c’est toute l’histoire des Verts. Au début, ils ne savaient pas. Ils fonçaient. Ils gagnaient. Avec les tripes. Avec panache. Après, quand on commence à savoir, ce n’est plus pareil. « Savoir, c’est le premier degré du terrible », a écrit Céline. Aujourd’hui, peut-on encore parler de panache dans le football français ? A part quelques individualités, non. Que du fric. Que des intérêts de pays à la morale douteuse, à l’absence totale de scrupules en matière de droits de l’homme. Que des mercenaires. Des stars qui se roulent à terre dès qu’on les effleure. Mouiller le maillot pour le club, ça devient rare. On ne voit plus ça que chez les amateurs en Coupe de France. Il n’y a des équipes où l’on ne compte qu’un Français dans le onze de départ. Certains joueurs ou entraîneurs ne savent même pas parler français. Difficile de s’enthousiasmer pour des millionnaires qui foulent le gazon avec des crampons en or massif et qui osent afficher leurs états d’âme. Certains sont fatigués, les pauvres chéris. Les médias ne sont pas assez gentils avec eux. Ce qui leur manque, c’est l’audace. Celle d’opposer la fierté aux petits calculs.

Une équipe, c’est d’abord la cohésion. On ne réfléchit pas, on fonce. On ne tergiverse pas, on se lance. On ne craint plus. « Tu cesseras de craindre en cessant d’espérer » a écrit le stoïcien Sénèque. L’audace liée à la fibre populaire recèle une forme de panache. Des gars partis de rien qui arrivent à tout. Dans le rire et la bonne humeur. A Saint-Etienne, jusque dans les années 1970, il y avait cette mentalité. On n’en avait rien à faire qu’untel et untel ne s’entendent pas. Sur le terrain, bernique.

Le club avant tout. Les couleurs. Le peuple tenait sa chanson de geste. Et à Saint-Etienne, dans la Loire, ville de la mine, ville de la sidérurgie, ville de Manufrance (fermeture en 1985), ville du textile, ville meurtrie à la Libération, ville de prolos magnifiques et d’une gauche aux accents barrésiens, on se battait. Les servantes de Molière donnaient la main à Gavroche, la Nana de Zola marchait avec le Figaro de Beaumarchais, le Gabin de Gueule d’amour chantait avec l’anar de Georges Darien. C’était la France en mouvement. Saint-Etienne, ville des arquebuses de François 1er, du maréchal Grouchy, de Jean Guitton, de Maurice Denuzière, de Charles Exbrayat, de Georges Bereta (joueur emblématique des Verts de 1966 à 1974), ville qui a connu toutes les crises, est devenue mondialement connue. Le football des Verts démentait la définition cent fois répétée : « Le rugby est un sport de brutes pratiqué par des gentlemen, le football est un sport de gentlemen pratiqué par des brutes. »

Les Verts étaient des gentlemen. Rien à voir avec ce goal malencontreusement nommé Schumacher (Harald) qui cassa en deux Battiston en demi-finale de Coupe du Monde en 1982 et qui n’écopa même pas d’un carton jaune ! A Saint-Etienne, sous la houlette du président Roger Rocher et du recruteur Pierre Garonnaire, l’entraîneur maestro, Robert Herbin, dit « Le Sphinx », un rouquin taiseux et opiniâtre qui n’était pas formé d’un corps de lion et d’une tête humaine, mais plutôt d’un cœur de lion, ne dévorait pas les joueurs à qui il proposait des énigmes qu’ils ne savaient pas résoudre. La gagne avant tout. Du jeu, encore du jeu, toujours du jeu. Il y avait de quoi devenir chauvin. En pensant au Saint-Etienne de la grande époque, chauvins, nous le sommes tous un peu. Allez les Verts !

François Cérésa