En assistant aujourd’hui à une rencontre de football, à ce condensé d’émotions surannées qui exaltent bien souvent le pire de la condition humaine, la tricherie, l’égoïsme, l’individualisme forcené, l’appât du gain, la vulgarité, il est difficile d’imaginer qu’il fut une période où ce sport se contenta d’incarner le beau visage d’un simple jeu destiné à enjoliver le réel.
Oui, aussi incroyable que cela puisse nous paraître, il exista bel et bien un temps où les footballeurs ne contestaient jamais les décisions arbitrales, où quand l’homme en noir portait son sifflet à la bouche, personne, absolument personne n’accourait vers lui comme s’il venait de commettre un infanticide en l’accusant de tous les maux de la terre.
Oui, il fut une époque où jamais, après un contact plus ou moins vif avec un adversaire, les joueurs ne toupillaient sur eux-mêmes comme des blessés de la Grande Guerre fauchés au moment de partir à l’assaut d’une tranchée ennemie.
Où une partie pouvait se dérouler sans que jamais le soigneur de service ne foule la pelouse afin de venir soigner le chéri de ces dames, terrassé par des douleurs si violentes qu’on en vient à craindre pour sa vie avant de le surprendre quelques minutes plus tard à gambader comme un pur-sang afghan.
Où l’argent, le fric, le pognon n’étaient pas la motivation première des joueurs cavalant comme des morts de faim aux quatre coins du terrain.
Où le football n’était pas un spectacle mais un jeu, un simple jeu révélant à l’homme sa nature profonde, celle de ne jamais devoir renoncer au monde de son enfance afin de ne pas se décevoir de trop, et tenter de mener sa vie d’homme comme un funambule dansant sur le fil de ses rêves enchantés.
Où, au fond, les joueurs pensaient avant tout à jouer très exactement comme des gamins qui déposent leurs cartables au bord d’un pré pour se livrer à leur activité favorite sans autre préoccupation que celle d’épuiser leur passion.
L’enfance du football. Le football de l’enfance.
Regardez, mais regardez-les ces vidéos grâce auxquelles, merveille de la technologie, il nous est désormais possible de remonter le cours du temps et de s’oublier dans la retransmission d'un Liverpool Saint-Etienne.
C’est aussi émouvant que si soudain il nous était permis de voir Proust allongé sur son lit affairé à décrire sur son cahier d’écolier ses tourments après la disparition d’Albertine.
Tout un monde englouti renaît sous nos yeux, constituant une surprise totale et un ravissement inédit. Il est là le vrai football. D’une simplicité biblique.
Sans artifices, sans fioritures, sans tout ce grand barnum qui a aujourd’hui transformé ce joyau de sport en une fête foraine souvent grotesque et obscène, où des joueurs épris d’eux-mêmes se demandent à tout instant s’ils sont bien les plus beaux pour aller tirer un corner.
Là, tout est vie, mouvement, action. Le temps ne s’arrête jamais et le cuir vit de la première à la dernière minute.
Quand une faute est commise, on se dépêche de se relever pour profiter au maximum des possibilités infinies qu’offre le jeu et on s’empresse de repartir à l’assaut.
Un but marqué est juste l’occasion de recevoir les modestes félicitations de ses partenaires avant de reprendre au plus vite le fil de la partie.
Même les passes en retrait au gardien, autorisées à l’époque, n’arrivent pas à ralentir la folle course du ballon. Aussitôt capté, aussitôt relancé. Pas de temps à perdre.
Le foot ne vaut rien mais rien ne vaut le foot, alors autant en profiter au maximum, telle semble être la devise de ces rencontres du temps jadis.
Soudain, en regardant ces matchs d’hier et d’avant-hier, je fus pris d’un sentiment de honte de voir ce que ce sport, mon sport, la passion de toute ma vie, était devenu.
Ce spectacle grossier où toute décision arbitrale devient une affaire d’état.
Où toute faute commise est prélude à une tragi-comédie qui s’éternise.
Où les joueurs ressemblent à des banquiers en short. Des banquiers capricieux et hautains.
Où tout sonne faux. Artificiel. Surjoué. Affecté.
Et pourtant malgré tout, malgré mes écœurements répétés, malgré ses à-côtés qui le rendent parfois insupportables, malgré ses travers qui ne sont que le reflet d’une époque où le paraître l’emporte sur toute autre considération, je continue et continuerai à le regarder ce football de malheur !
Pas le choix.
C’est dire la force d’attraction et la capacité de résilience de ce sport unique entre tous.
Le football a ses déraisons que la raison ne connaît pas.