Jean Michel tire sur son col roulé jaune. Il est frisquet, ce mois de mai. Il réajuste sa veste marron, en velours côtelé. Sa première veste.
Il a 19 ans et sa mère lui dit qu’il ressemble à un homme.
Mais elle ignore que ce fils qui fait sa fierté, ce fils qui prétexte une séance de cinéma entre copains, va, cet après-midi là manifester avec d’autres étudiants pour une nouvelle société, pour des idées qui le dépassent, des idées qui lui sont même étrangères, des slogans auxquels il n’entend rien.
Sous les pavés, la plage ? L’amour plutôt. Car à 19 ans, tout comme aujourd’hui, Jean Michel n’est pas un homme de convictions, sinon de celles qui servent son intérêt. Et son intérêt, ce jour de mai 1968 n’est pas de faire la révolution. Son intérêt, c’est l’amour.
Son intérêt cet après-midi, c’est Monique.
Monique a débrayé. Monique y croit. Elle a la fièvre de son âge, rêve de lendemains qui chantent. A sa manière, exaltée et naïve.
Jean Michel y croit aussi... à Monique, et à leur future idylle.
Il ne se l’avoue pas Jean Michel, mais son cœur bat la chamade, car derrière ce sourire carnassier, sous son velours côtelé et son sous pull jaune, se cache un romantisme échevelé. Il en pince pour Monique, son caractère entier, cette passion qu’elle met dans tout, cette liberté non feinte, ses emportements sans calcul. C’est ce même romantisme, qui le pousse, lui l’amateur de sport, qui vit à proximité de Lyon, à négliger le petit club de sa grande ville et lui préférer un club plus éloigné, un club tellement plus glamour, qui vole de conquête en conquête, et ça lui plaît tant, lui qui veut dévorer le monde en général, Monique en particulier.
Cet amour pour Saint-Etienne est paradoxal, tant sa fascination pour son club vert n'a d'égale que son mépris pour la ville noire. Mais c’est ainsi, les passions ne s’expliquent pas. Elles se vivent, et sans qu’aucun autre lien apparent que son touchant romantisme ne lie l’une à l’autre, Jean-Michel éprouve deux passions de même intensité pour Monique et les Verts.
Monique, qui la veille, sans y prendre garde, sans se méfier, sans comprendre qu’il n’en dormirait pas, lui a proposé de se joindre à elle aujourd’hui pour battre le pavé. Lui, n’y voyant que ce que son cœur crevait d’y voir, y a perçu un appel du pied, un signe du destin, là où la proposition de Monique, si enflammée fut-elle, ne visait que le gain d’une recrue supplémentaire à sa cause.
Elles ne se rendent pas compte écrivait Boris Vian…
Alors l’espoir chevillé au cœur, escorté d’une effluve appuyée d’eau de Cologne dont il a maladroitement abusé, il dévale sa rue, d’un pas fébrile et empressé que yohan diniz ne renierait pas, pour aller choper le bus qu’il le conduira au cœur de la ville.
Lui, qui vit à quelques kilomètres de la capitale régionale, à la campagne, et qui en conçoit un complexe évident, se voit déjà au bras d’une fille de la ville, enfin, d’une autre ville. A lui l’émancipation, à lui l’amour, à lui Monique !
Bercé par ses rêves et la douceur des courbes qui longent la Saône et qu’épouse amoureusement le bus Berliet, il n’a pas vu le trajet passer. Le voila à la porte de Lyon. Après les rêves, l’excitation, l’adrénaline par décharges successives et violentes. Il a chaud, il arrive.
Place Bellecour, ce rendez-vous traditionnel sous la queue du cheval de la statue ne le laisse pas de marbre se plaît-il à penser en souriant de son mot d’esprit.
Il fait du bien ce sourire qui, momentanément, chasse le stress. Le stress du premier rendez-vous, le stress de la conquête, le stress du gros match, celui qui vous fait roi ou vous laisse misérable.
Il y a du monde sous la statue de Louis XIV et il cherche désormais du regard celle qui l’aimante tant.
Soudain l’effroi. L’horreur. Comme un terrible uppercut. L’apocalypse, now, bien avant le film. Monique est là, oui. Belle comme jamais, radieuse comme toujours. Oui, mais...
Mais Monique enlace Roland. L’étreinte est sans équivoque. Sa deuxième veste…
Roland !! Roland ?! L’humiliation s’ajoute à l’effroi.
Roland, comment est-ce possible ? Roland que Jean-Michel connaît à peine. Roland dont il sait juste qu’il supporte le même club. Partager cette passion avec celui qui incarne à ses yeux avec son air benêt et son accent impayable le parfait plouc, passe encore. Mais partager son autre passion, pour Monique, c’est inimaginable et inhumain.
Et qui parle de partage ? C’est à lui, tout à lui, uniquement à lui qu’elle se donne, à sa manière, entière et fièvreuse.
Jean Michel voudrait fuir mais c’est trop tard. Monique l’a vu, lui a souri, il ne peut … se défiler (et cet autre mot d’esprit ne le fera jamais rire). Il s’avance, fait la bise à Monique serre une main molle à Roland.
Instantanément, il déteste Monique qui a rejeté son amour et piétiné sa fierté. Dans un même élan, Jean-Michel se fait une promesse insensée, brutale, éternelle : celle de pourrir la vie de Roland et de renoncer à jamais à toute passion. Il haïra donc les Verts comme il déteste Monique.
47 ans plus tard, le sourire est resté carnassier, l’aigreur ne s'est pas estompée. La fébrilité est toujours bien installée. La vue du moindre mégaphone, c’est idiot, lui rappelle ce jour de mai 68, cette blessure si profonde, dès lors il ne s’appartient plus.
A quoi ça tient…