En cette semaine de derby, nous vous proposons de (re)découvrir la pièce de théâtre "Non Réconciliés" créée par François Bégaudeau à partir de la rivalité entre Sainté et Lyon. Merci à l'ancien chanteur de Zabriskie Point pour son aimable autorisation ! Premier extrait.
A une table de plateau télé ou studio radio, un présentateur, et trois débattants.
Un côté de la table est sacrifié, comme au théâtre, la télé c’est du théâtre.
Présentateur face public, flanqué des trois autres profils tendance face.
Deux caméras plus ou moins réalistes, plus ou moins modernes, braquées sur les débattants.
Le plateau de télé n’occupe pas l’ensemble du plateau, qui se révélera au gré des déplacements.
Le plateau peut aussi évoquer la table de restaurant, le banquet gaulois. Tous ces théâtres.
Et puis l’assemblée nationale. Ou le conseil municipal. Ou le comité de salut public.
Le présentateur, Marcel Pirandelli est un metteur en scène. Un maitre de cérémonie. Un meneur de revue. Il a une oreillette, car lui-même est mis en scène.
Il lance les hostilités et tâche de les entretenir.
Sans opinion : sa famille politique, c’est la polémique, le combat, le spectacle.
Sa faconde se fleurit parfois d’un accent méridional. Autour de la table c’est alors Pagnol qui s’évoque.
Pierre-Antoine Rabaj est le non-aligné. Un sceptique.Un intellectuel. Il est l’expert, le juge de paix. L’arbitre des élégances et des hostilités.
Il est aussi, pour le présentateur, une sorte de rabat-joie : avec des gens comme lui il n’y aurait pas de débat, pas de spectacle.
Sarah Straub est pro-Saint-Etienne.
Femme, dans ce petit théâtre masculin, mais qui en joue le jeu.
Gilles Bienheureux est pro-Lyon
Moins virulent que sa contradictrice. Légère condescendance.
Au début, plateau dans la pénombre. Les quatre déjà en place. N’attendent que de s’animer. De s’animer avec la lumière. Créatures de spectacles. Machines qui fonctionnent à l’énergie spotaire.
Les quatre s’animent avec la lumière. Sur leur chaise, mais s’animent.
Pendant le générique, on les maquille (ou ils se maquillent les uns les autres). Il peut aussi y avoir des gestes plus évocateurs du théâtre : on passe un costume, on met une perruque, etc. Ambiance de coulisses ; solidarité de troupe.
Peu après est lancé le générique. Celui par exemple de "L’heure de vérité", générique le plus connu de l’histoire des émissions politiques.
Pirandelli, tout de suite exclamatif
Mesdames messieurs bonsoir, merci de nous faire, encore une fois, l’honneur de nous accorder votre attention. Vous êtes, on me le dit, de plus en plus nombreux à le faire chaque semaine, et croyez bien que votre fidélité va droit au cœur de l’équipe qui a comme toujours préparé avec moi ce rendez-vous. Etant entendu que votre fidélité est, ce soir, plus que jamais de circonstance, que dis-je, plus que jamais opportune, puisque nous voici réunis pour traiter d’une affaire de la plus haute importance, une affaire qui appelle le débat comme la soif appelle le vin ! Il y allait donc de notre vitalité citoyenne, que dis-je, de notre vigueur républicaine, d’organiser, pour vous, pour nous, pour le peuple que nous formons, soudé dans l’adversité de l’Histoire, une confrontation sur la question plus que jamais urgente qui anime aujourd’hui notre pays, que dis-je, notre pays, j’ai nommé : la France.
Un temps. Respect pour ce mot.
Pour ce faire, il ne fallait rien moins qu’une distribution de gala, un plateau de choix, un festin de rois ! Les autres accueillent d’un sourire ce compliment. Avec moi ce soir trois contradicteurs de haut niveau, que dis-je, de niveau national, qui sauront sans nul doute, porter loin la discussion et faire en sorte qu’elle donne matière à discuter. Galanterie oblige, galanterie ET noblesse oblige, je tiens d’abord à m’honorer de la présence, de Sarah Straub. Sarah Straub bonsoir.
Sarah
Bonsoir.
Pirandelli
Tout va bien ?
Sarah
On ne peut mieux. Je vais tacher d’être digne de cette flatteuse présentation.
Pirandelli, doigt sur l’oreillette
Ah on me signale que votre micro a un petit problème. Ressayez voir.
Sarah
Je disais que je ne me sentais pas forcément digne de cette flatteuse prés…
Pirandelli
Voilà merci c’est résolu ! Occasion de saluer l’équipe technique qui fait un boulot exceptionnel pour un salaire très inférieur au mien. Travailleurs de l’ombre, merci à vous, et croyez bien que je n’ai pas voulu la lumière, c’est la lumière qui m’a voulu. Je me tourne maintenant vers Gilles Bienheureux. Gilles, merci infiniment d’être parmi nous.
Bienheureux
C’est moi qui vous remercie de me tendre le micro, Marcel.
Pirandelli, il s’emballe un peu
Notre micro est ouvert à quiconque a la passion de débattre ! Il en va de la vigueur de notre démocratie que toutes les sensibilités puissent être entendues sur le sujet de ce soir. D’ailleurs…Léger suspens pour écouter l’oreillette. D’ailleurs il n’était que temps de vous rassembler, puisque l’événement a lieu demain, demain à 20h30, dans à peine plus de 24h, et si près de l’échéance nous n’aurons pas trop de trois interlocuteurs pour nous éclairer sur les enjeux de cette circonstance ô combien exceptionnelle. C’est à ce titre que j’ai tenu à inviter aussi Pierre-Antoine Rabaj. Pierre-Antoine, bonsoir.
Rabaj
Bonsoir Monsieur Pirandelli.
Pirandelli
Pierre-Antoine Rabaj, vous êtes, de l’avis de nombreux experts, un expert.
Rabaj
Oui disons qu’en qualité d’expert j’aime injecter un peu d’expertise dans le débat public, qui manque cruellement d’experts et d’expertise.
Pirandelli
Les gens parlent sans savoir !
Rabaj
Oh c’est tout simplement, je crois, le fruit d’une absence générale de culture. Ou d’une absence de culture générale.
Pirandelli
Mais s’ils savaient parleraient-ils ?
Silence, suspens
Rabaj
C’est d’ailleurs en ma qualité d’expert doué d’expertise que j’apporterai une petite nuance à votre usage de la notion d’événement, je veux dire à l’estampille événementielle telle que vous semblez vouloir l’accoler d’emblée à l’actualité qui occasionne ce débat.
Pirandelli
Je vous en prie. Nous sommes là pour ça. Nous sommes là pour parler.
Rabaj
Eh bien, si l’on se réfère à la typologie conceptuelle établie par Alain Badiou, d’après laquelle l’événement est ce qui fait rupture, je dis bien ce qui fait rupture, au sens où mai 68 fait rupture, au sens où les printemps arabes de 2011 font rupture, eh bien je ne crois pas, en dépit de la grande frénésie que suscite la sympathique manifestation de demain soir, je ne crois pas qu’elle puisse faire en quoi que ce soit rupture… Moyennant quoi je suis, pour ce qui me concerne, tenté de lui dénier le titre d’événement
Pirandelli
Enfin Rabaj pardonnez-moi, mais il me semble qu’il y a là un événement, puisque toute la France en parle, a commencer par nous mêmes, ici même, présentement, H – 24 !
Rabaj
L’importance objective d’un fait ne se mesure pas à la quantité de parole qu’il suscite. Je vous renvoie par exemple à la relation entre monsieur Hollande et mademoiselle Gayet.
Pirandelli
Mais c’était une relation très importante ! La preuve, nous en avons parlé ici même. Et croyez moi c’était un débat de très haute tenue. Des choses inoubliables ont été dites.
Bienheureux, sincèrement curieux
Quelles choses, par exemple ?
Petit silence
Pirandelli
Des choses inoubliables.
Sarah, à Rabaj
Inversement, que tout le monde parle d’un fait n’entraine pas que ce fait soit dénué d’importance.
Bienheureux
Oui, un film à succès n’est pas forcément bon, mais il n’est pas forcément mauvais non plus. Je vous renvoie, par exemple, à Gravity.
Pirandelli
Oh j’ai adoré. J’adore l’espace. C’est tellement grand.
Rabaj, à Bienheureux
Je ne parlais pas de qualité mais d’importance.
Bienheureux
Gravity fera date, c’est sûr.
Rabaj
Gravity, peut-être, mais je ne parierais que l’événement, si vous me permettez ces guillemets respectueusement ironiques, que l’événement de demain soir fera date.
Pirandelli
Bien sur que si. Il s’agira d’un deuxième tour ! Un deuxième tour c’est décisif !
Rabaj, sceptique
Deuxième tour d’une compétition mineure.
Pirandelli
Allons bon, mineure ! Heureusement que notre public sait se tenir, sinon il vous conspuerait… (façon de l’encourager à le faire)
Sarah, à Rabaj
Tous les sondages d’opinion montrent que cette compétition demeure celle qui intéresse le plus les français.
Pirandelli
Et de loin !
Rabaj
Opinion n’est pas raison. Opinion n’est pas concept.
Pirandelli
En plus c’est pas tous les ans qu’un seizième de finale de la coupe de France de football nous offre une telle affiche, un combat aussi alléchant, aussi salivant, aussi excitant pour les papilles ! (léger accent méridional)
Rabaj
Aristote… Aristote… « A » plus loin « ris » plus loin – « tote » nous enseigne… Aristote nous enseigne que ce n’est pas dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures. Je peux vous donner la citation en grec si vous le souhaitez.
Pirandelli
Moi je donnerais tous les Barcelone-Real de Madrid pour une seule dégustation d’un Saint-Etienne-Lyon à élimination directe !
Sarah
Lyon-Saint-Etienne.
Pirandelli
Comment ?
Sarah
Lyon-Saint-Etienne. Le match aura lieu à Lyon. Comme par hasard.
Rabaj consulte un livre, un document.
Bienheureux
Qu’est-ce que ça veut dire ça « comme par hasard » ?
Sarah
Ça veut dire que ce n’est pas par hasard.
Bienheureux
Expliquez-vous. Je ne vous laisserai pas empoisonner le débat par des insinuations.
Pirandelli
Sarah, vous ne pouvez pas vous défiler. Mesdames messieurs il est 20h17 et Sarah Straub s’apprête, pour vous, pour nous, pour la France, à s’expliquer.
Un temps
Sarah
Jouer sur son terrain est un privilège, vous me le concédez ?
Bienheureux
Je ne le concède pas, je le constate.
Sarah
Eh bien, par définition les privilégiés savent s’octroyer des privilèges. Les mots parlent d’eux-mêmes.
Pirandelli
Ah non rien ne parle de soi-même ! Il faut parler ! Rien ne va sans dire, il faut tout dire !
Bienheureux
Je vous rappelle que le cadre du match est désigné par le tirage au sort. La boule Lyon est sortie en premier, voilà tout…
Sarah
Truquer les boules, cela se fait…
Bienheureux
Marcel, je vous prends à témoin de cette accusation de corruption.
Pirandelli
Je témoigne !
Sarah
Vous connaissez cette phrase : « qui a les moyens de corrompre ne se prive jamais de le faire »
Rabaj
Elle est de Jérôme Cahuzac je crois.
Sarah
Tout à fait.
Rabaj
Dans un entretien donné le 12 mai 2009 dans le numéro 453 de France Football
Sarah
Mais oui, bravo.
Rabaj, faux modeste
En tant qu’expert cultivé ce sont des choses que je me dois de savoir.
Bienheureux
En tout cas soyez assurés que les supporters stéphanois sont, demain soir, les bienvenus dans l’enceinte de Gerland, contrairement au sort qui fut réservé à leurs homologues lyonnais lors du dernier match à Geoffroy-Guichard
Sarah
C’était une mesure de sécurité !
Bienheureux
Oh, vous savez, demain soir la sécurité exigerait qu’on interdise des gens qui se sont comportés comme des sauvageons lors du déplacement à Nice.
Rabaj
Je crois que…
Pirandelli
Chut… On ne vous a pas coupé Rabaj.
Sarah
Vous maintenez sauvageons ?
Bienheureux
Je le maintiens
Pirandelli
Il le maintient !
Sarah
Bien, je le note
Pirandelli
Elle le note ! Héhéhé ! Pas de round d’observation, on est déjà dans le vif du sujet ! Au cœur du derby ! Du derby du Rhône !
Sarah
Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des éléments néo-nazis dans son Kop.
Bienheureux
Parce que les Green Angels sont de grands humanistes ?
Pirandelli, comme expliquant le pugilat en cours.
Chaque année depuis 60 ans, la nation, que dis-je, la Guadeloupe, le Sénégal, le Vietnam, bref la France et ses colonies vibrent d’émotion à l’approche de cette nouvelle bataille de la guerre immémoriale qui oppose ces voisins, ces cousins, ces vieux rivaux, que dis-je, ces frères ennemis ! (sa langue s’emballe)
Gilles
Plutôt ennemis que frères
Sarah
Plutôt rivaux que vieux.
Rabaj
Heu.. je doute que le terme derby soit adéquat. Oui j’en doute.
Un temps
Voyez-vous la pensée c’est d’abord le doute.
Sarah
Il ne fait pas de doute que la pensée c’est d’abord le doute
Rabaj
Issu du vocabulaire hippique, le vocable anglais derby (surprononciation) a d’abord désigné un match entre deux équipes importantes de football ou de cricket. Aujourd’hui les Britanniques emploient ce terme à l’occasion d’un « big match », expression qu’on peut traduire par un gros match, un grand match, un match décisif et je peux vous donner la citation grecque si vous le souhaitez.
Pirandelli
Mais Lyon-Saint-Etienne c’est toujours un big match (à la marseillaise). Un très big match !
Sarah
Ou Saint-Etienne-Lyon
Rabaj, à Pirandelli
Si je ne m’abuse ce n’est pas dans ce sens originel que vous avec convoqué l’appellation derby. Vous faites plutôt référence à ce que les anglais appellent « local derby » (il accuse encore la prononciation anglaise), qui désigne un match mettant aux prises les clubs de deux villes voisines et je pourrais vous donner la citation grecque
Pirandelli, exulte
Absolument ! Absolument voisines ! A peine 62 kilomètres séparent Lyon et de Saint-Etienne !
Sarah
50 à vol d’oiseau !
Gilles
10 à vol d’hélicoptère !
suspens : c’est logique ça ? peu importe
Sarah
Encore moins qu’entre Nancy et Metz !
Gilles
Encore moins qu’entre Canette-les-Moulins et Pouzauges-en-Verdure !
Pirandelli
Le derby du Bas-Berri !
Rabaj
A l’heure de la mondialisation, à l’heure de ce que Bernard Stiegler et Jacques Séguéla appellent l’hyperproximité planétaire, les proximités traditionnelles, les proximités… locales ne signifient plus grand chose.
Pirandelli
N’en déplaise à vos amis Bernard truc et Jacques machin, moi personnellement je suis de quelque part. Mondialisation ou pas, je suis natif de Marignane, pas de Shanghai !
Rabaj, paternaliste
Oui, on peut toujours se raconter cette fable identitaire…
Pirandelli, méridional
Fable identitaire ? Fable identitaire ? J’ai mal entendu où vous me traitez de fable identitaire ?
Rabaj
Si vous y tenez je vous concède votre appartenance, votre ancrage, vos… comment vous dites déjà ?
Pirandelli
Mes racines !
Rabaj
Voilà, vos racines. Prenez racine si ça vous amuse. Mais sachez que…
Pirandelli
Ça ne m’amuse pas, c’est un devoir !
Gilles
C’est le devoir de Mémoire.
Sarah
Savoir d’où l’on vient pour décider où l’on va.
Pirandelli
Sarah cette phrase est magnifique. A ce moment de l’émission c’est la phrase la plus magnifique qui a été prononcée.
Sarah
Merci. Elle est de moi.
Auteur : François Bégaudeau