Quarante ans après, Pierre-Louis Basse n'a pas oublié le but inscrit à la 104ème minute par Triantafilos contre Split en seizième de finale retour de la Coupe d'Europe des clubs champions.
"Le grand avantage de la radio sur le cinéma, c'est qu'à la radio l'écran est plus large" (Orson Welles)
J'ai très chaud sous les draps. De plus en plus chaud. Je dois vous faire le récit d'un but que je n'ai jamais vu. Le genre d'exploit tout à fait invisible. Presque une pensée du soir. Pourtant, ce but dont je me suis toujours contenté de rêver écrase à plate couture la réalité. C'est une merveilleuse empreinte de sport sur toutes mes années.
Ce huitième de finale de Coupe d'Europe des clubs champions, je me fiche pas mal que la télévision ne le transmette pas. On propose ce soir à la télé Les Dossiers de l'écran. Moi je m'en fous, ce match, je vais me le faire à la radio sous les draps…
Jusque très tard dans mon enfance, pas de télévision à la maison. Yves, mon père, gymnaste et passionné d'athlétisme, louait tous les quatre ans pour les JO un poste qui venait trouver provisoirement sa place dans un coin du salon. Chaque jeudi, je récupérais Miroir Sprint. Ce journal, c'est comme un aimant qui revient se ficher en moi, une présence sépia capable, aujourd'hui encore, d'installer le décor d'une époque.
Pour les Jeux Olympiques de 1968, on se levait la nuit pour voir le jour de Mexico. Colette Besson n'allait plus jamais cesser de courir dans ma mémoire. Juste devant Lillian Board. En famille nous avons vu ces petites larmes qui mouillaient le coin des joues de la jeune femme brune quand montait La Marseillaise dans le ciel de Mexico. Je n'ai toujours pas compris comment le cancer avait pu avoir le dernier mot sur une femme aussi vive. Et à Munich, en 1972, Mark Spitz et ses sept médailles d'or ! Le maillot de bain aux couleurs du drapeau américain. L'argent de Guy Drut aux 110 mètres haies. Les otages aussi. La guerre et le terrorisme qui se rapprochaient des grandes compétitions. Il fallait désirer le sport pour le trouver à la télévision. Souvent, l'image sautait et il nous fallait renoncer.
Mon premier vrai souvenir de sport fut porté par un son. Comme une musique profonde de victoire. Une atmosphère de joie et d'admiration. Ce fond sonore parcourt, bien des années plus tard, le couloir de l'appartement familial. Puis la voix de mon père baissa d'un ton. Le timbre d'une déception finale sans doute. J'imaginai. Michel Jazy qui craquait sous la pluie à Tokyo. 1964. Dans mon sommeil d'enfant, j'avais entendu le grincement si particulier de l'ascenseur indiquant le retour de mon père. Il avait dû s'installer dans la petite salle à manger devant le poste dédié aux Jeux Olympiques. Dans ce même salon ou quatre ans plus tard, j'aurais l'occasion de me lever la nuit pour suivre en sa compagnie les compétitions de Mexico. 1964. Au loin, la retransmission télévisée, hachée. Néanmoins, la précision et l'enthousiasme des commentateurs qui découvraient un monde avec la seule volonté de nous le transmettre.
Plus tard, le son d'une radio, au cours d'un pique-nique. C'est dans l'herbe du bois de Boulogne que je crois apprendre confusément la nouvelle de la défaite de mon équipe favorite en finale de Coupe de France. Nantes écrasé par Saint-Etienne, 5-0 ! Ma mémoire tremble un peu, elle aussi. Printemps 1970. L'herbe fraîche et coupée du bois de Boulogne, c'est idéal pour caresser la balle…
Aucune retransmission ce soir à la télé. Et le seul Yougoslave qui me soit familier est amoureux de ma grande sœur ! Un champion de javelot, Dragoliub Puzovic. On peut dire qu'il porte bien son nom, celui-là ! Il se déchausse, il taille du 46. Ses chaussures ? On dirait deux bateaux ancrés dans notre petit appartement. Vu sa taille et ses mains, je me demande ce soir comment ils vont s'y prendre, les Stéphanois, pour venir à bout de ces Yougoslaves.
A la radio, le sport est touché par la grâce. Et ce soir Fernand Choisel, qui commente les grands moments du match sur Europe 1, entre définitivement dans ma vie. Il n'en sortira plus jamais. Cette voix chaude et légèrement cassée, ourlée aussi d'un très léger accent, j'ai dû la découvrir au moment des manifestations de mai 1968. Ce type n'hésitait pas à ferrailler sur les barricades. Ses reportages s'étaient installés sur la table formica rouge de la cuisine. Mes parents ne se contentaient pas de faire grève, ils organisaient des piquets, dont je ne comprendrais la signification que bien plus tard. Enfant de mai 68, j'imaginais une foule menaçante, brandissant des fourches devant les grilles du lycée de Nanterre où se retrouvaient chaque matin les plus irréductibles du mouvement. Il s'agissait de se regrouper afin d'empêcher les non-grévistes de pénétrer à l'intérieur de l'établissement.
Dans un précédent ouvrage, j'ai dit ma surprise de voir débarquer un jour à la maison le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy ! J'avais aperçu ce visage rondouillard au journal télévisé. Comme il était fatigué de toutes ces manifestations de rue, mon père avait pour mission de le masser pendant quelques heures avant qu'il ne reprenne sa tournée révolutionnaire. Transistor allumé en permanence. Le carillon d'Europe 1 qui n'en finissait jamais de rythmer notre écoute. J'en ai été quitte pour échapper à l'école pendant plus de deux mois. La voix de Fernand Choisel s'est inscrite à tout jamais dans ma mémoire d'enfant, surtout cette nuit du 10 mai 1968, quand Yves et Esther, inquiets, guettaient des nouvelles de ma grande sœur demeurée là-bas, sur les barricades.
Six années ont passé. Oui, j'ai chaud ce soir. J'ai chipé le poste de radio un peu lourd planqué dans la cuisine. Esther et Yves regardent Les Dossiers de l'écran présenté par Alain Jérôme. Me voilà tranquille pour la soirée.
Mercredi soir 6 novembre 1974. Le mercredi des Coupes d'Europe. A chaque fois que le jingle Studio Sport jaillit des entrailles du transistor, un mélange de joie sourde et d'inquiétude m'envahit. La radio est comme un livre ouvert. Des pages tournées dans le secret des solitudes. L'évènement qui se déroule en direct semble également nous appartenir. C'est à cette époque aussi que je découvre la poésie de Rimbaud. Seul également. Dans le repli d'une chambre, à jouir des sonorités et d'une insolence qui renversent le cœur.
Mais ce soir, c'est match ! Quarante ans ont passé depuis cette partie insensée. Toutes ces années, un éclair qui n'a rien enlevé aux émotions de cette soirée. Saint-Etienne commençait une histoire d'amour avec les Français. Au fil du temps, des grandes figures qui se sont imposées : Robert Herbin, Rachid Mekhloufi, Aimé Jacquet, Bernard Bosquier, Georges Carnus… J'aime tant Salif Keita que j'ai offert son patronyme à mon meilleur copain malien dans la cour de récréation de Nanterre. Toute la bande : Larqué, Bereta, Hervé Revelli, Piazza, Curkovic, Synaeghel. La fine équipe. Contre les Yougoslaves de Split, c'est un exploit hors norme qu'il fallait réaliser. Après une défaite 4-1 au match aller, la qualification est compromise.
Je suis bien tapi au fond de mon lit. L'écran est bien faible au regard de la puissance de la radio. Jean-Loup Lafont, la vedette de l'époque, relance régulièrement celui que l'on appelle encore "l'envoyé spécial" de la station. C'est une affaire de voyage en effet. De témoignage aussi. Il faut combler l'auditeur demeuré sur l'autre rive.
Les Yougos ont marqué, mais à peine rejoints au score, Jean-Michel Larqué et ses copains de jeu appuient sur l'accélérateur et font exploser la formation yougoslave. Tête de Bathenay dans la foulée de l'égalisation de Split, slalom de Synaeghel, qui s'effondre, et penalty transformé par Bereta. Enfin, "le Grec" Triantafilos va inscrire deux buts. Le cinquième sera synonyme de qualification pour les Verts.
Dans la tiédeur de ma planque, sous la couette, Geoffroy-Guichard est devenu un pays lointain. Une terre d'aventures. Chacune des interventions de Choisel me poignarde. Je pressens un nouveau but dès lors que Jean-Loup interpelle brièvement le commentateur : "Allo, Fernand Choisel, c'est à vous à Saint-Etienne !" Le son à la fois présent et lointain rajoute au suspense de cette soirée. La bande FM n'existe pas. Les directs dépendent du téléphone. La voix du commentateur est cernée par un bruit métallique inouï de violence. On dirait la guerre sans les armes. Fernand Choisel se laisse porter par l'extraordinaire ambiance du moment. C'est une déferlante. Et jamais sans doute la radio n'a été capable de mieux exprimer le sentiment du direct et l'incarnation d'un lieu.
Toute cette atmosphère résonne au plus près des tympans mais je n'hésite pas à monter le son, au risque de troubler le débat télévisuel du soir. Au cœur de la fièvre, c'est bien autre chose que des chiffres et des buts qui me transportent, littéralement, dans un état second. J'évolue maintenant dans une autre zone. Il est vraiment très tard. Je sais bien qu'Esther et Yves m'ont demandé d'éteindre la lumière. J'ai cours le lendemain. Mais c'est plus fort que moi. La télévision qui donne tout me semble décevante. Je m'ennuie devant un écran. Je la préférais quand elle tremblait, incapable parfois d'assurer la retransmission d'un direct, comme au Brésil en 1970. Alors, je me mettais à rêver. L'absence était la chose à la fois la plus cruelle et la plus désirable. C'est bien ce qui faisait vivre notre imaginaire.
A la 104ème minute, les Verts ont obtenu un coup franc. Tout se joue à vingt-cinq mètres environ des buts yougoslaves. Le commentateur a eu l'intelligence d'appeler les studios pendant une courte pause publicitaire. Pour la première fois de la soirée, je peux littéralement me représenter la scène. Rizah Meskovic dans les buts. Ce n'est que bien des années plus tard, commentant un match de championnat à Saint-Etienne, que je découvrais l'endroit exact où ce coup franc avait été tiré. Etrangement, mon imaginaire m'avait offert une photo fidèle de ce lieu. La radio avait l'élégance de sauvegarder notre imaginaire, sans jamais trahir la réalité. Il dépend de celui ou celle qui témoigne d'être suffisamment précis, et lyrique. Notre imaginaire s'occupe du reste.
D'un geste, je soulève le drap. Je plaque mon oreille contre le transistor. Au plus près du son, j'ai sans doute la quasi-certitude de me rapprocher physiquement de l'action, et peut-être d'aider le joueur à marquer. Il y a une rapide présentation, à peine vingt secondes, le temps de nous dire que Bereta se trouve juste à côté du ballon, sur la gauche, légèrement en retrait. On dirait les derniers sacrements avant la mise en joue du peloton d'exécution. Je suis en nage. J'appuie encore davantage le transistor sur ma tempe. C'est alors que j'entends dans cette nuit de novembre le cri, presque dément et couvert par la foule, de Fernand Choisel : "Cinquième but de Triantafilos !"
La radio ne s'est plus jamais éteinte.
Extrait de "Mes seuls buts dans la vie" de Pierre-Louis Basse, NiL éditions, 2014