En allant à l'adresse web de cet article, vous découvrirez que grâce aux statistiques, Renaud Cohade est plus décisif qu'Iniesta, ou encore que L.Kurzawa est le meilleur arrière gauche du monde. Surprenant, non ?
Expected goal, passe clé, nombre de kilomètres parcourus, pourcentage de passes réussies dans les trente mètres adverses… Les statistiques ont envahi le football, et encore plus son traitement médiatique. Pas une émission ou un article sans que des chiffres ne soient cités, dressés en preuve, affichés en démonstration.
Si les statistiques offrent bien des pistes de réflexion au football, beaucoup se lassent et trouvent que les nombres, à l’instar du ballon, finissent par tourner en rond. Nostalgie d’une époque où on contait les épopées footballistiques plutôt que de compter les chiffres.
« J’ai fabriqué des monstres », rigole à ce propos Philippe Doucet, journaliste sportif. C’est en effet lui le premier qui a insisté sur les statistiques footballistiques en France avec la fameuse « Palette à Doudouce » en 1999 sur Canal + (palette graphique pour analyser le jeu).
S’il s’est toujours passionné par les nombres, il en dresse vite de lui-même les limites : « On ne peut pas expliquer un match de football avec des statistiques. Ce n’est pas parce que Verratti a touché 100 ballons qu’il a été bon, ce n’est pas parce que Casemiro a parcouru 12 kilomètres qu’il a été bon, ce n’est pas parce qu’une équipe a eu 65 % de possession de balle qu’elle a été bonne. Le football est une science inexacte et un sport qui aime être illogique. Il ne faut pas expliquer un match par des chiffres, c’est l’inverse. »
« Les stats sont devenues une vérité absolue qu’on vous balance à la gueule »
Aujourd’hui, tel un Frankenstein qui découvrirait les ravages de la créature qu’il a conçue, Philippe Doucet regrette l’usage abusif des statistiques : « Je les ai pensées comme quelque chose d’éducatif, un jeu, et non pas comme une vérité absolue qu’on balance à la gueule et qui coupe tout débat. J’ai hélas souvent l’impression de faire face à des gens qui savent tout, qui m’assomme avec une succession de chiffres, érigés en une vérité absolue. Les statistiques étaient un outil pour l’analyse d’un match, elles sont devenues l’analyse. »
Pourtant, rien n’est plus faux que le chiffre. Prenez un joueur. N’importe lequel. Il est possible de trouver des chiffres montrant qu’il est limite le meilleur du monde. Puis dans un second temps, que c’est un joueur absolument minable. Draxler, Matuidi, Xavi… Cela marche à chaque fois. Le procédé peut être amusant, quand il n’est pas carrément malhonnête. « Beaucoup de journalistes abusent de chiffres pour démontrer les thèses qu’ils veulent appuyer. Le chiffre est avancé comme l’argument irréfutable de ce qui n’est à l’origine qu’un point de vue », regrette Doucet.
La fascination nord-américaine
Comment en est-on arrivé là ? Pour le créateur de la palette il s’agit avant tout d’une évolution à contrecœur : « Les journalistes ont de moins en moins accès aux joueurs. On fait avec ce qu’on a, à savoir les statistiques. A partir du moment où l’humain est moins accessible, on compense le manque d’interviews par des chiffres. »
Un rôle de bouche-trou médiatique de la stat que constate également Julien Assunção. Ce dernier écrit régulièrement pour cotestats.fr, un site qui décrypte et décortique les datas du football. Des chiffres, il en mange tous les jours. Pour son dernier article en date, il a ainsi calculé le temps moyen de possession de balle de chaque joueur. Et ce qu’il voit dans les médias le désespère souvent : « Dans beaucoup d’émissions de football, les chiffres servent à remplir du vide, à avoir des choses à dire sur des matchs qu’on n’a pas vu ou qu’on veut traiter rapidement. Les journalistes se figurent que les stats permettent un traitement plus rapide et plus simple, alors qu’une bonne analyse chiffrée demande en réalité un temps considérable. »
Et puis, il y a cet attrait pour les statistiques qu’a toujours eu Canal+. « Dès le premier match diffusé, en 1984, il y a eu des stats, rappelle Philippe Doucet. Charles Biétry (premier directeur sportif de la chaîne cryptée) a débarqué avec une fascination pour les sports américains, leur souci du détail et de la statistique. Mais le football, ce n’est pas un sport de chiffres ! Au basket, on peut classer les joueurs selon leurs stats à la limite. Mais au football ? On va dire que Cristiano Ronaldo est le meilleur joueur de l’Histoire parce qu’il a les meilleurs chiffres, et Pelé, Maradona, Platini n’existent pas. »
Julien Assunção en rajoute une couche : « Il y a également une réelle fascination pour les chiffres élevés. On a l’impression que dès qu’une statistique est haute, elle est bien. Un joueur qui touche beaucoup le ballon, par exemple, sera présenté comme ayant réalisé un bon match. Mais au-delà de se demander s’il a fait des passes latérales, vers l’arrière, ou qui amène le danger, il faut déjà se demander : est-ce une bonne chose qu’un joueur touche beaucoup le ballon ? Pourquoi ce serait une bonne chose ? ».
Le passage de Guardiola au Bayern a notamment vu la Bundesliga s’intéresser à ce genre de chiffres. Julian Weigl (218 ballons touchés dans un match) avait eu de nombreux articles élogieux lorsqu’il avait dépassé Xabi Alonso sur ce record. Sans qu’on s’intéresse à la pertinence de la performance. Ha et pour l’anecdote, le match avait fini en 2-2 bien décevant…
Les clubs, eux, ne se privent pas !
Les chiffres et les statistiques se sont également emparés des séances d’entraînement et de mise en place tactique. Nicolas Jover, ancien analyste du club de Montpellier et de la sélection croate, utilise de nombreuses stats pour son rôle d’entraîneur des coups de pied arrêté du Brentford FC, club de D2 anglaise. Il faut dire qu’il est bien tombé ! Le club est connu pour s’appuyer énormément sur les datas de Smartodds, entreprise de bases statistiques, dont le créateur se trouve être le proprio du club. Habile.
Et les résultats sont là. Brentford était en D3 avant de grimper depuis que les statistiques sont utilisées à outrance. Plus fort encore, l’autre club du propriétaire, le FC Midtjylland, racheté en 2014, gagne son premier championnat du Danemark l’année suivante, engrangeant six victoires de plus que la saison précédente.
Alors, comment ça marche ? Nicolas Jover détaille un peu les intérêts des statistiques : « Cela nous offre de nouvelles pistes de réflexions, nous apporte un regard nouveau, ou au contraire nous conforte ou nous infirme dans les remarques que l’on s’était faites. Après, les statistiques ne nous ont jamais dicté ce qu’on doit faire, ça reste une question d’interprétation avant tout. »
« Je me méfie des stats trop propres »
Mais pas question de nous donner d’exemples concrets pour autant : « Ce n’est pas non plus les codes nucléaires, rigole-t-il, mais cela peut nous apporter une plus-value sur nos adversaires, donc on ne va pas l’ébruiter. » Pourtant, il reconnaît, l’exception est devenue norme : de plus en plus de clubs se servent dans les datas et les bases de données. Un constat que partage également Julien Assunção « Le football continue de se professionnaliser, et les statistiques sont un moyen parmi tant d’autres d’être encore plus performant. Les clubs veulent gratter de la perf là où ils peuvent. »
Comment donc se démarquer dans ce monde de stats ? L’interprétation demeure la clé. Nicolas Jover explique, « Moi, par exemple je me méfie des statistiques trop propres. A mes yeux, un joueur qui a 100 % de passes réussies, c’est une mauvaise chose, c’est qu’il n’a pas assez tenté. »
Touche pas à mes stats
Les statistiques ont leur place – et leur utilité — dans le football. Au-delà de la belle histoire du club danois. Travaillant chaque jour avec les nombres, Julien Assunçao, s’il en dresse les limites, reste émerveillé par les possibilités offertes : « Cela permet de faire apparaître des éléments qu’on ne verrait pas à l’œil nu, de repérer le rôle de certains joueurs, voire de découvrir des joueurs ou des équipes intéressantes et de les suivre ensuite en regardant leurs matchs, et non plus dans la froide réalité des statistiques. Et puis mon regard évolue : par exemple, j’ai analysé que les équipes tiraient de plus en plus près des buts au fil des années. Depuis, c’est quelque chose que je repère en visualisant un match. »
Car oui, les statistiques, utilisées à bon escient, peuvent ouvrir les yeux sur bien des domaines méconnus du football. Tant qu’elles ne nous aveuglent pas.
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