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LITTÉRATURE.«Agité, diabolique, le vert est l’emblème de la transgression !»
Beau livre. Après avoir étudié le bleu, l’historien Michel Pastoureau publie « Vert. Histoire d’une couleur ». Nous l’avons rencontré en fin d’année à la librairie « Lucioles » de Vienne (Isère), où il donnait une conférence.
Le vert est votre couleur préférée. Et vous arrivez à cet entretien vêtu de bleu foncé. Que se passe-t-il ?
Il est difficile pour un homme de trouver en France du prêt-à-porter de couleur verte, ce qui n’est pas le cas en Allemagne. J’aimerais en porter davantage, surtout du vert foncé qui est tout aussi amincissant que le bleu foncé (rires).
D’où vous vient cette passion pour les couleurs ?
Ma famille comptait plusieurs artistes peintres et, tout petit déjà à Paris, on m’emmenait au musée et je fréquentais des ateliers d’artistes. Adolescent, un professeur de dessin m’a ensuite fait découvrir l’héraldique. L’étude des armoiries m’a passionné. C’est ainsi que, plus tard, la grammaire de la couleur est devenue l’un de mes objets de recherche.
La palette des couleurs est large. Pourquoi avoir choisi d’écrire l’histoire sociale de la couleur verte en Occident, après celle du bleu (2002) et celle du noir (2008) ?
Vous l’avez dit : le vert est depuis toujours ma couleur préférée. Enfant, j’avais un camarade de dessin assez prestigieux : André Breton était un ami de mon père et venait souvent à la maison. Breton (écrivain, poète et théoricien du surréalisme-ndlr) avait un goût prononcé pour le vert. Il me montrait comment utiliser les pommes de terre comme des tampons, que l’on badigeonnait de vert !
Ce qui vous a poussé à écrire ce livre, c’est aussi que cette couleur est devenue très à la mode, pour ne pas dire envahissante…
Oui. On observe une sorte de confiscation de la couleur verte par l’écologie politique, un peu comme fut le cas du rouge au XXe siècle par les communistes. Aujourd’hui, on ne peut quasiment plus dire que l’on aime le vert sans être assimilé à un partisan de l’écologie politique !
Pourtant, l’attachement au vert n’a pas toujours été aussi fort en Occident.
Le vert a, plus que les autres couleurs encore, un côté ambivalent. Sans doute parce qu’il est instable chimiquement. Pendant des siècles, teinturiers et peintres ont eu beaucoup de mal non pas à la fabriquer, mais à la fixer. C’est pourquoi le vert a été associé, symboliquement, à tout ce qui est instable : la jeunesse, l’amour, l’espérance, le jeu, la chance, le destin, l’argent… La première dimension symbolique du vert n’est donc pas la nature : c’est le destin. C’est l’enjeu d’une partie, comme sur un terrain de sport, une table de ping-pong ou le tapis vert d’un conseil d’administration. Cette couleur est aussi reliée à tout ce qui est hypocrite voire dangereux. Longtemps, les verts que l’on fabriquait étaient toxiques. C’est peut-être bien, d’ailleurs, l’origine du tabou qui existe autour de cette couleur dans le théâtre, où des comédiens ont pu porter à une époque lointaine des costumes verts hautement poison.
Comment le regard sur le vert a-t-il changé ?
Ce regard a commencé à changer à la période romantique, entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Et à partir de la fin de ce siècle, la chimie a fait des progrès qui ont permis de fabriquer des verts non dangereux et plus stables. Les personnes se sont mises à aimer davantage le vert. En perdant sa mauvaise réputation, il a perdu aussi un peu de sa magie et de son mystère.
Des teinturiers lyonnais ont leur part dans cette revanche du vert.
Oui ! Associés à des chimistes allemands, ils ont mis au point dans les années 1860 le vert à l’aldéhyde qui, sur la soie, présentait de magnifiques reflets. L’impératrice Eugénie sera la première à porter en milieu princier et royal, ces verts sur ses robes du soir.
Il s’en est fallu de peu que le drapeau français, lui aussi, ne soit vert !
En 1789, le vert était souvent associé à la liberté. Et quand le révolutionnaire Camille Desmoulins a proposé une feuille de tilleul comme cocarde verte, tout le monde autour de lui en fut d’accord. Mais le lendemain, ils se sont aperçus que cette couleur était celle du comte d’Artois, le frère de Louis XVI. Or, l’homme en question était l’un des plus réactionnaires de France ! L’idée a donc été abandonnée.
Dans nos régions, au moins deux clubs sont liés à la couleur verte – l’ASSE et l’Asvel – et deux liqueurs, l’absinthe dite « la fée verte » et la « Chartreuse verte » des moines chartreux. Comment le comprendre ?
Il est possible que cet attachement régional au vert s’explique par la proximité de l’Allemagne et de la Suisse, où cette couleur est plus présente dans la société. Concernant les boissons évoquées, elles sont transgressives et le vert en est l’emblème. Un vert agité, diabolique : on peut en faire cette lecture-là.
L’empire du vert est-il parti pour durer longtemps ?
Je suis historien et je m’intéresse au passé. Mais je pense que cet engouement pour le vert n’en est qu’à ses débuts. Cela pourrait durer cinq, dix ou quinze ans encore.
Et quelle sera la prochaine couleur dont vous ferez un livre ?
Ce sera le rouge. Et c’est un très gros dossier ! (rires)
> Editions du Seuil. 240 pages, 39 €