Un article étonnant des Cahiers du football sur la guerre FIFA-PES
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FIFA-PES, L'OM-PSG DES JEUX VIDÉOS?
William Audureau - vendredi 6 novembre 2009
Les éditeurs des deux simulations reines et les journalistes français ont tissé des relations ambiguës. Entre coups de cœur et coups de Jarnac, récit d’un ménage à trois que tous ont voulu, mais qu’aucun ne maîtrise.
Extraits de "FIFA-PES, un drôle de classico médiatique", in Les Cahiers du Jeu Vidéo #2 – Football Stories. En librairie, éditions Pix’n Love, 172p, 14 euros (lire plus bas).
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À la fin des années 90, et en dépit d’une réputation de plus en plus délétère, "FIFA" passe pour la simulation référence. Sa force de frappe commerciale, bien sûr, mais aussi son rythme qui lui permet de progresser annuellement, souvent par petites touches, lui confèrent une image singulière. Celle d’une série qui préfère frustrer le joueur, pour lui vendre une meilleure version l’année d’après. "Décidément, il faudra attendre la version 99 pour (peut-être?) atteindre le sans faute auquel ce Coupe du monde semblait promis", résume ainsi Joypad en mai 98, évoquant, parmi tant d’autres, "quelques défauts de maniabilité qui montrent [que FIFA] est encore perfectible".
FIFA 94 et ISS Pro Evolution 2
Les prémisses d’une rivalité
Son assise médiatique, EA la doit alors, pour beaucoup, à la renommée encore modeste de la série des International Superstar Soccer, ancêtres de PES. Non pas que la qualité leur fasse défaut, à l’image d’un ISS 64 plébiscité par la presse et les joueurs ("Une majorité d’entre vous l’a élu meilleur jeu de football tous supports confondus", écrit GamePlay 64 en mai 1998). Mais elle est pénalisée par les écarts de niveau entre versions Nintendo 64 et PlayStation (imputables à l’inégal talent des deux studios en charge de la série, KCEO et KCET), par l’irrégularité de leur rythme de parution (parfois deux par an, parfois aucun), et enfin par le monopole de FIFA, depuis 1996 et jusqu’en 2000, sur la licence FIFPro (qui permet d’exploiter les noms des joueurs professionnels).
Régularité des sorties, droits d’utilisation des noms des joueurs pros, identité de la série… À quelques mois de la Coupe du monde en France, Konami avait en effet pris du retard. Mais sous l’impulsion de son studio le plus doué, KCET, et d’un homme, Shingo Takatsuka, l’éditeur s’attelle à le combler très rapidement. Et grâce à ISS Pro et surtout ISS Pro Evolution, renverse la situation en moins de deux ans.
"De 1993 à 1999, les magazines ont consacré l’hégémonie des FIFA, la série des ISS n’en étant qu'à ses balbutiements", résume l’actuel chef de produit de la série chez Electronics Arts, Antoine Cohet. Jusqu’au printemps 1999, rien ne laisse imaginer un possible retournement de tendance, d’autant que les journalistes se laissent berner par le nom du nouvel opus de Konami, ISS Pro Evolution. "On parle bien d’évolution et non de révolution. (…) Il y avait trop peu de différences techniques entre ISS Pro et ISS 98", rappelle ainsi froidement Joypad en juillet-août 99. Mais six mois plus tard, au moment du test, le magazine réalise un volte-face impressionnant. "Autant être franc, après avoir goûté à ISS Pro Evolution, il est assez difficile d’apprécier le titre d’EA Sports", assène le magazine. Une nouvelle ère vient de commencer.
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2005-2006, la consécration de PES
Le succès galopant de PES prend peu à peu une dimension imprévue. Il accompagne en effet le développement du marché des jeux de football, secondaire il y a dix ans, majeur aujourd’hui. "En résumant, insiste Cécile Caminades de Konami, nous sommes passés d'un simple jeu vidéo à une véritable simulation footballistique, (...) considérée aujourd’hui comme un véritable sport virtuel. Elle est également révélée par les médias comme un phénomène culturel et de société". La consécration arrive à partir de 2006, lorsque les grands médias s’emparent de son succès. Ainsi du quotidien national Aujourd’hui en France/Le Parisien, qui consacre le 10 octobre une large place à la sortie de PES 6, dans un article intitulé "Un million d’accros l’attendent aujourd’hui". Il y est décrit par les journalistes généralistes comme le premier bien culturel vendu. Un abus de langage: le DVD de Harry Potter s’est en fait mieux vendu en volume, mais du fait de son prix trois fois moins élevé, a généré moins de chiffre d'affaires au total. Qu’importe: l’événement est dans le titre.
Pourtant, c’est véritablement depuis le soudain rééquilibrage de qualité entre les deux jeux, fin 2007, que la presse trouve sa plus grande légitimité à les comparer. "Le duel FIFA-PES n’en finit plus, écrit ainsi Play3-live.com le 23 septembre 2008. En effet, après le retournement de situation exceptionnel qui s'est passé l'année dernière à l'occasion de la sortie de FIFA 08 et de PES 2008, la sortie des deux nouvelles simulations de foot incontournables sur console ne cesse de faire couler de l'encre". Les rédacteurs n’hésitent à jouer des métaphores footballistiques. "PES 2009 vs FIFA 2009: le match", titre 20minutes.fr en octobre 2008. "FIFA tacle, PES contre-attaque" pour Play4ever dans son test de PES 2009. La surenchère pousse même certains sites à user de la métaphore guerrière. Même le blog hi-tech de LCI, pourtant généraliste, y va ainsi d’un théâtral "PES contre FIFA, la guerre du foot aura bien lieu".
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À qui profite le match?
Après avoir longtemps bénéficié de l’influence de ce classico médiatique, l’éditeur de PES en passe pour l’initiateur. "Durant des années, sachant que son jeu était meilleur, Konami a cherché la confrontation: bien que PES sortait chaque année un mois après FIFA, l'éditeur prenait soin d'envoyer les versions tests à la presse un mois en avance", se rappelle Julien Van de Steene, journaliste spécialisé et rédacteur en chef de JeuxVidéo Magazine de 2006 à 2009. Une analyse qu’EA accepte volontiers de corroborer. "Konami a cultivé cette opposition, ce PSG-OM du foot virtuel, pendant sa belle période, pour se valoriser. Pour rentrer dans le lard d’EA", estime-t-on chez l’éditeur de FIFA.
Mais la position de l’éditeur américain n’est qu’à peine plus pacifiste. "Même aujourd’hui où l’on a repris le dessus, on n’a pas envie de se taper le torse de fierté", assure d’abord Antoine Cohet, le chef de produit EA Sports, avant de se féliciter, sans peur de la contradiction, que le "phénomène de revirement, qu’on a vu avec ISS Pro Evolution en 2000, s’est reproduit à l’identique en 2007, en faveur de FIFA". Quitte à s’approprier les résultats d’un choc médiatique que l’éditeur prétend ne pas rechercher: "La presse spécialisée a porté aux nues cet opus [FIFA 08], en le notant mieux que son concurrent, ce qui n’était pas arrivé depuis plus de six ans". "La presse plus généraliste, plus grand public, a été un plus lente à consacrer la passation de pouvoir entre PES et FIFA, reconnaît toutefois Antoine Cohet. C’est seulement avec FIFA: 2009 que des magazines comme Métro ou L’Equipe Magazine ont évoqué le retour en force de la série d’EA". Après tant d’années dans l’ombre de PES, au moins reconnaîtra-t-on à l’éditeur le droit de se payer de sa patience!
Ce classico médiatique, Konami, lui, ne le cautionne pas, ou plus. "Je ferai le parallèle avec la sortie de nouvelles consoles, explique Cécile Caminades. Les médias parlent souvent de 'guerre' des consoles et nous retrouvons cette notion par rapport aux sorties de FIFA et PES. Ce n’est pas pour autant que Konami attise et met en avant ce côté 'guerre'. Nous prônons d’autres valeurs telles que le fair-play, la plaisir de jeu, le loisir". Et d’estimer que "ce sont plutôt les médias qui entretiennent ce mythe et cette compétition entre les deux éditeurs". Après deux années 2007 et 2008 électriques, ponctuée de comparatifs volcaniques, Konami préfère d’ailleurs faire acte de sagesse. "Parfois, les différences culturelles, l’appréhension des jeux, du côté simulation, etc. peuvent être marquées et créer un décalage. Plus nous vendons de jeux, plus les fans sont nombreux, plus les exigences sont fortes. La passion parle d’elle-même et les réactions peuvent être exagérées dans un sens ou dans l’autre".
Un clasico médiatique
Au jeu du poker menteur, difficile d’identifier le véritable responsable de cette médiatisation, où les critiques acerbes des journalistes envers PES sont à la hauteur de la passion qu’il a longtemps suscitée. Le jeu de Konami semble subir le même destin que Lyon en 2008-2009: à mesure qu’il devient faillible, c’est la sévérité des jugements qui l’enfonce et le coule. FIFA n’avait guère eu droit à meilleur traitement il y a dix ans, mais l’audience cumulée de la presse et des sites web, ainsi que le marché du jeu de football, n’avaient pas encore cette envergure. S’il semble que Konami ait volontiers profité du clasico médiatique entre FIFA et PES, l’éditeur a en même temps adoubé une presse exigeante, fougueuse et regardante. Une presse elle-même emportée dans son allant, sa passion et ses audiences, et qui surjoue d’une métaphore footballistique, le match, voire militaire, la guerre, sans se demander si elles font vraiment sens. Enfin FIFA, qui marche sur l’eau depuis deux ans, ne voit pas encore le danger de la stagnation qui le guette, et les journalistes snipers qui ont leur arme déjà chargée, le tiennent en joue et n’auront plus qu’à tirer.
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On parle d’un PSG-OM du jeu vidéo? L’expression collerait davantage à Kick Off et Sensible Soccer, ces deux vieilles écoles qui n’impressionnent plus depuis longtemps, mais qui ont marqué les mémoires, et continuent de mimer leur vieille rivalité sur un mode inoffensif (lire aussi "Match truqué"). Non, FIFA-PES, ce serait plutôt Bordeaux-Lyon, soit le retour soudain du champion de France 1999, grâce à un jeu à la fois physique et léché, mais dont on se demande s'il a les reins pour durer, face au lion blessé et vieillissant, celui dont on se délecte du déclin, partagé entre la jouissance d’une icône qui tombe, d’un grand chelem qui finit, et l’attachement nostalgique au plus beau jeu du milieu des années 2000.
Pour l'amour du jeu
Les Cahiers du jeu vidéo sont une série d’ouvrages réalisés autour d’un thème précis qui propose une vision panoramique, rafraîchissante, et critique du média. Son credo? Une plongée dans la game culture à travers des articles de fond très vastes qui enquêtent sur ses multiples facettes culturelles: art, idéologie, histoire, pop culture, géopolitique, consommation… Le but? Comprendre pourquoi les jeux nous amusent, démonter leur architecture et dévoiler les nombreux fils qui la relient à notre vie quotidienne.
Ce second numéro (le premier Opus était consacré à la guerre) s’amuse à prendre du recul. Recul historique, d’abord, avec une rétrospective des tout, tout, tout premiers jeux de foot, dans les années 70 et 80; un hommage à l’influence de Kick Off sur les dernières simulations sorties; et l’analyse des bugs et techniques de chaque PES par l’ex-champion du monde Bruce Grannec. Plus en profondeur, les Cahiers du Jeu Vidéo essaient de mettre en lumière l’obsession de la télévision dans les simulations, l’ambiguïté des relations entre FIFA, PES et les médias, ou encore le poids paradoxal de l’argent dans l’e-sport. Enfin, les Cahiers du Jeu Vidéo donnent leur place aux articles décalés, insolents ou saugrenus. Ils s’appellent par exemple "Carton rouge mon amour", "les Frankenstein de Konami" ou encore "Le bug de l’an 2002".
En bonus, les Cahiers du football y sont allés de quelques lucarnes, ainsi que de trois articles dont un inédit: L'art subtil du commentaire sportif dans les jeux vidéos. En tout, près d’une quinzaine d’articles, d’angles, ou d’analyses différentes. Quinze histoires de football, tout simplement, pour faire chauffer les mimines en attendant les manettes.
Les Cahiers du Jeu Vidéo #2 – Football Stories. En librairie, éditions Pix’n Love, 172p, 14 euros