Très long article - tentative d'analyse à chaud avec des choses peut-être transposables à la France - sur le site de la Vie des Idées.
http://www.laviedesidees.fr/Redneck-blues.html
Trump n’est pas le tribun des Blancs pauvres. Si l’on veut réfléchir au rôle des dynamiques de classe dans l’élection de 2016, il est bon de commencer par rappeler quelques faits. Donald Trump est un homme riche, qui vient d’un milieu fortuné. Ses propositions en matière de politique intérieure, si on en juge par les quelques détails qu’il a bien voulu donner, nuiraient aux pauvres et bénéficieraient de façon écrasante aux riches. La plupart des partisans de Trump sont relativement aisés. Ainsi, lorsque certains commentateurs, ainsi que certains partisans de Trump, désignent les pauvres comme les premiers moteurs sociaux de sa campagne, ils se fondent moins sur des données objectives que sur une longue tradition de la culture américaine, qui fait des Blancs pauvres et ruraux du Sud les responsables du racisme. Chaque fois que l’Amérique blanche vote pour un démagogue raciste, un riche se tourne vers les rednecks pour les pointer du doigt.
Accuser les Blancs pauvres de méfaits dont les Blancs riches sont également coupables est une pratique qui a une longue histoire, brillamment racontée par l’ouvrage de Nancy Isenberg, White Trash : The 400-Year old Untold History of Class in America.
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Isenberg prétend ainsi trouver les origines de l’idée de « white trash », par exemple, dans les écrits du pasteur anglais Richard Hakluyt le jeune, qui défendait en 1584 la colonisation du Nouveau Monde par « le peuple des déchets » (« waste people ») des Îles Britanniques (p. 20). Hakluyt semble avoir voulu désigner les travailleurs du secteur de l’extraction, comme les paysans, les bûcherons et les mineurs. Mais Isenberg s’empare de l’expression pour désigner par la suite, de façon anachronique, tout groupe de Blancs ayant jamais été décriés pour leur pauvreté et leurs mauvaises manières.
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L’élection de 2016 montre combien le symbolisme de la classe sociale dans le discours politique américaine peut être efficace même quand il est largement déconnecté de toute réelle analyse de classe. « D’une certaine façon, je me considère comme un ouvrier », a déclaré Trump lors d’un meeting de campagne, le 10 octobre 2016. Prise au pied de la lettre, cette affirmation n’a aucun sens. Mais entendue au sens figuré, elle place symboliquement Trump en opposition aux snobs. Face à la condescendance de classe, Trump adopte une posture rhétorique de défiance qui semble plaire à beaucoup de ses partisans – peut-être surtout à ceux qui n’ont jamais personnellement fait les frais d’une quelconque condescendance de classe. Les riches peuvent ainsi se délecter du manque de tact de leur candidat et se dire populistes, parce que la grossièreté est pour eux le signe de l’appartenance au monde des gens ordinaires.
Ce populisme par procuration peut aussi contribuer à expliquer le débat autour du racisme qui a structuré la campagne de l’Amérique blanche – un point autrement difficile à comprendre. Les plus fervents partisans de Trump ont beau apparemment détester les musulmans, les immigrés mexicains, les militants de Black Lives Matter, la Chine et les Juifs, ils deviennent furieux quand d’autres Blancs leur disent qu’il est « pitoyable » de leur part de penser ainsi. Pendant ces élections, de nombreux Américains blancs ont tenu des propos racistes, puis se sont mis en colère contre d’autres Américains blancs qui avaient le toupet de les mépriser pour ces propos. Si leurs expressions d’indignation peuvent passer pour du populisme, c’est peut-être parce que déplorer le racisme de façon aussi ostentatoire que malhonnête est depuis longtemps un marqueur de classe supérieure chez les Blancs, tandis que les accusations de racisme servent entre Blancs d’insultes de classe.
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Enfin, à propos d'un livre d'une certaine Anderson :
L’identité blanche a besoin, pour se perpétuer, d’investir symboliquement dans l’échec noir, en particulier dans l’idée que le succès des Blancs est légitime et mérité. (...) « Toute la culture du Sud blanc est fondée sur l’idée de l’incapacité noire », écrit-elle et cette remarque est peut-être valable au delà du Sud. Or la réussite des Noirs prouvait aux élites blanches que leur statut d’élite n’était pas dû à leur seul mérite.
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Le « déni plausible » est central dans la colère blanche telle que la définit Anderson : les élites blanches veulent « non seulement être en position dominante mais aussi être en position de supériorité morale ». Anderson rapporte ainsi des faits de violence populaire contre des Noirs américains, parfois avec des détails insoutenables. Mais ce n’est pas aux Hazel Bryan (Blanche pauvre célèbre pour une action raciste) de ce monde qu’elle s’en prend. Elle réserve son opprobre aux membres du pouvoir de l’époque, qui ont couvert moralement les lynchages.