Je réponds sur quelques points soulevés par Junito mais mon propos sera plus général.
Junito wrote: ↑22 Oct 2019, 10:29
Coût du travail horaire 2019 :
France 36 €
Allemagne 34 €
Italie 28 €
Moyenne de la zone Euro : 31 €
Moyenne de l'UE : 27 €
Concernant l'
évolution comparée du PIB Allemand vs France entre 1998 et 2018, la croissance a été supérieure en Allemagne contrairement à ce que tu affirmes. Tu peux utiliser les données de la Banque Mondiale que voici :
https://donnees.banquemondiale.org/indi ... view=chart
Tu constateras qu'entre 1998 et 2018 les PIB respectifs ont cru de :
Allemagne : +36%
France : +34%
Si tu compares les 10 dernières années, tu verras que les chiffres sont bien plus préoccupants :
Allemagne : +15%
France : +10%
Au-delà des chiffres bruts il faut aussi faire une analyse et cette analyse elle est accablante car pendant que l'Allemagne réduisait ses déficits et développait sont commerce extérieur, nous nous avons creusé nos dettes ! La croissance française ne tient donc pas la comparaison alors même qu'elle est dopée au déficit !!
Les chiffres que j'ai cités sont tirés d'un bouquin qui vient de sortir, écrit par R. Godin. Ses infos sont sourcées, avec les références en bas de page. Je lui laisse la responsabilité de ses chiffres, qui effectivement ne sont pas identiques aux tiens.
Après, l'intérêt de balancer des chiffres à n'en plus finir est assez limité je trouve. On peut considérer l'Allemagne comme un modèle. Pour ma part j'espère que la France n'empruntera jamais la voie suivie par l'Allemagne. Se cogner dans la semaine 2 ou 3 jobs pourris et mal payés pour gagner l'équivalent du SMIC français, ça engendre des millions de travailleurs pauvres et ça ne fait pas rêver. Les syndicats affaiblis et vidés de leur substance qui trouvent des accords avec le patronat pour que les travailleurs se fassent tondre encore un peu plus, très peu pour moi également. Les élites politico-médiatiques les appellent maintenant "syndicats progressistes" pour leur faire plaisir et pour les remercier de ne plus jamais choisir le camp des travailleurs. En France la CFDT, qui n'appelle quasiment plus jamais aux grèves unitaires comme celle du 5 décembre par exemple, est d'ailleurs engagée dans cette voie et de mon point de vue ce n'est pas à son honneur.
Après, pour apprécier les chiffres de PIB, croissance, etc, il faut bien avoir à l'esprit que l'une des singularités du modèle économique de la France est de ne pas systématiquement rechercher la performance mais de tenir compte des équilibres sociaux. Ceux qui sont pour la compétition, la rentabilité et la mise en concurrence sans foi ni loi de tous contre tous voient dans cette attitude française un déclin, une inadaptation à la mondialisation, une incapacité à évoluer, un comportement de pays vieillot et arriéré.
Ceux qui voient un peu plus loin que ces constats à l'emporte-pièce y voient au contraire les raisons pour lesquelles la France a par exemple beaucoup mieux amorti la crise de 2008 que ses voisins européens qui étaient allés plus loin dans le délire néolibéral. Ne parlons même pas de la Grèce, mais l'Allemagne a bien dérouillé malgré toutes les qualités qu'on lui prête, l'Italie, la Hongrie, l'Autriche, la Pologne aussi (et ces 4 derniers pays ont maintenant une extrême-droite au pouvoir ou aux portes du pouvoir). Pour être allé plusieurs fois en Espagne et pour en avoir parlé avec différentes familles, y compris en Catalogne (la région la plus riche du pays), la situation dans ce pays est vraiment très compliquée, avec des indicateurs assez parlants : un chômage des jeunes très élevé, un niveau de vie des retraités en baisse drastique et des actifs qui sont obligés d'accepter toujours plus de jobs peu emballants et mal payés, parfois même en allant à l'étranger, pour survivre.
En France, les mécanismes sociaux de redistribution, s'ils n'ont pas empêché 100% des Français d'être en galère, ont quand même permis de garder la tête hors de l'eau pour pas mal de gens : crise ou pas crise, les pensions de retraite ont été assurées, les allocations familiales, les allocations chômage ou logement ont continué à être versées, la sécurité sociale a continué à rembourser les soins et les médicaments, etc.
Moi je préfère que ce soit comme ça, que l'Etat active des mécanismes de solidarité pour venir en aide à ses citoyens quand ils sont dans le besoin (la solidarité est d'ailleurs un des quatre Principes de la République inscrits dans la Constitution !), que l'on n'ait pas laissé les gens crever seuls dans leur coin en les sacrifiant sur l'autel de la rentabilité et de la performance. Je préfère qu'on ait en France plus de dépenses publiques et moins de travailleurs pauvres même si ça retire 0,5 point de PIB ou 0,2 % de croissance, même si les actionnaires de LVMH ou de Total gagnent un peu moins en dividendes ou même si
Eurostat dit qu'un ouvrier français a un coût horaire 2 € plus élevé qu'un ouvrier allemand.
Ce sont là des manières de vivre ensemble, des manières de construire un pays autour de valeurs nobles, des choix de société, et je remercie nos aînés de 1936 ou du CNR de les avoir faits : c'est pourquoi je serai toujours un adversaire des forces néolibérales antisociales que représente aujourd'hui Macron qui détruisent cet héritage historique.
Non, le modèle social français n'a rien de suranné, n'a rien d'intenable, ne coûte cher qu'aux yeux de ceux qui le regardent uniquement sous l'angle des dépenses, de la dette publique, mais qui refusent de voir ce qu'il apporte à chaque citoyen du pays dans sa vie de tous les jours. Avec les crises politiques, économiques, écologiques, migratoires qui s'annoncent voire qui sont déjà là, je trouve que finalement le modèle social français est terriblement d'actualité.
Junito wrote: ↑22 Oct 2019, 10:29
Je suis pas un déclinologue et j'aimerais vraiment qu'on ait les moyens des services publics de qualité avec du personnel en nombre suffisant et bien payé, mais je suis certain d'une chose, lorsqu'on refuse de voir les réalités économiques en face, on n'est jamais capable de faire les bons choix politiques pour relancer la machine. C'est bien d'avoir des convictions, mais l'idéologie ne doit pas rendre aveugle lorsqu'il s'agit de regarder la réalité froide du monde qui nous entoure.
Ta dernière phrase fait froid dans le dos. Même si on nous répète à longueur de journée que la France doit évoluer vers toujours plus de néolibéralisme, que la France n'est pas une île indépendante du reste du monde, qu'il faut s'adapter à la mondialisation coûte que coûte, que les grèves et les combats syndicaux sont des combats d'arrière-garde, je refuse toutes ces affirmations creuses destinées à faire perdre de vue ce qui est réellement important (l'humain, et non l'économie ou les profits de quelques uns) et je ne vois pas pourquoi on devrait tous s'incliner et accepter toutes les réformes mortifères qui s'enchaînent et qui s'accélèrent sous Macron. Loi travail, retraites, assurance-chômage, réduction voire disparition des services publics, etc etc, il faudrait juste la fermer et se dire que tant pis pour nous, tant pis pour nos enfants, c'est pour que quelques pourcentages dans des statistiques soient plus élevés qu'on doit faire des efforts gigantesques qui remettent en cause notre mode de vie, nous infligent des boulots aliénants, mal payés et stressants, nous fragilisent et nous appauvrissent ?
Des statistiques qui sont au passage sujettes à discussion car la réalité froide des chiffres ne traduit absolument pas les aspirations de la population et les conditions dans lesquelles elle vit. Allez dire au travailleur pauvre allemand qui enchaîne son 3ème job dans la journée qu'il peut être fier de son pays car son PIB est l'un des meilleurs d'Europe ! Allez dire aux Grecs qui crèvent de faim dans certaines régions que ce sont des souffrances nécessaires pour que leur pays respecte bien les règles drastiques imposées par la commission européenne ! Allez dire à l'ouvrier de Michelin à La Roche-sur-Yon qu'il faut accepter sans rechigner la fermeture de l'usine dans laquelle il bosse avec application et dévouement depuis 30 ans parce que ça permettra à son ex-employeur de faire 18 milliards de bénéfices au lieu de 17 (chiffres au pif, c'est juste pour l'exemple), que ça permettra aux actionnaires d'empocher plus de dividendes et qu'en plus avec l'argent public touché au titre du CICE Michelin va pouvoir aller ouvrir une usine en Pologne ou en Hongrie !
Pour terminer, tout le monde a entendu parler de la phrase de Warren Buffett : "
il y a bien une lutte des classes et c'est ma classe, celle des riches, qui est en train de la gagner". Il a malheureusement raison. En France, les politiques depuis 30 ans, et encore plus avec Macron, s'appliquent à monter les gens les uns contre les autres (la caricature étant fonction publique versus secteur privé), à diviser, à segmenter leurs décisions (on nous dit ces jours-ci que la réforme des retraites ne sera que pour ceux nés après telle date, ou que pour ceux qui entreront sur le marché du travail, ou que tout n'est pas encore complètement tranché, bref on entretient volontairement le flou pour mieux tromper les gens et les empêcher de savoir exactement ce qu'ils vont gagner….et surtout ce qu'ils vont perdre !). Pendant que la caissière dégoûtée par son boulot et mal payée traite de privilégié le prof dégoûté par son boulot et mal payé, Macron est tranquille et le système néolibéral aussi. La machine politico-économico-médiatique est une redoutable machine à broyer le code du travail, à broyer la planète, à broyer les salariés, à broyer les solidarités, à broyer les tentatives de résistance.
Il y a déjà plein de métiers (le vôtre peut-être ?) ou de fait les gens n'ont plus le droit de grève, même s'il existe toujours dans les textes. Ils n'ont plus le droit de faire grève car ils savent qu'à la prochaine charrette de mise à la porte ce sont eux qui vont gicler. Dans le privé, beaucoup de salariés se plaignent de conditions de travail désastreuses, de tâches rébarbatives et inintéressantes, de payes de misère, de méthodes de management effroyables, mais ils ont besoin de leur SMIC pour vivre et n'osent plus faire grève de peur de perdre leur boulot.
Dans le public, avec la sécurité de l'emploi (jusqu'à quand ?) on fait encore grève, mais sans obtenir grand chose et surtout avec la France entière sur le dos (médias, éditorialistes stars, gouvernement ou simples usagers crient en choeur aux "preneurs d'otages", aux "feignants", aux "nantis", etc etc). On décrit souvent ces grèves comme corporatistes pour mieux enfoncer les grévistes et mieux les jeter en pâture aux moins malins et aux moins informés de leurs concitoyens, mais faut pas déconner ; quand des profs d'école font grève parce qu'ils ont 32 gamins en classe, c'est pas juste pour leur gueule : ça ne leur rapportera pas d'argent à la fin du mois si on crée une classe de plus, ça ne les fera pas partir plus tôt à la retraite, ça ne leur fera pas faire moins d'heures dans la semaine. Ils se battent pour les conditions dans lesquelles leurs élèves, c'est-à-dire vos enfants, étudient, apprennent, comprennent, progressent, découvrent. Ils se battent parce que les 4 plus faibles de la classe ont plus de chances d'être mieux suivis et encadrés à 24 qu'à 32 dans la classe. Je ne parle même pas du combat des urgentistes, des pompiers ou des infirmières car normalement 100% de la population devrait les soutenir et plus personne ne devrait voter pour un président qui ose ordonner aux policiers de casser la gueule des pompiers qui manifestent et qui ose vouloir faire encore 800 millions d'euros d'économies dans le secteur hospitalier dans son prochain budget (source pour le chiffre :
Le Canard Enchaîné).
Mais ce sont-là les dernières professions qui peuvent encore mener des luttes, essayer d'obtenir quelque chose, tenter de freiner l'immense machine néolibérale. Je ne suis pas sûr que l'on puisse revoir de grandes grèves avec le public et le privé main dans la main contre des réformes injustes comme par le passé. C'est aussi pour ça que Macron réprime aussi durement les Gilets Jaunes, parce que manifester tous les samedi, c'est novateur et ça permet à ceux qui ne bossent pas ce jour-là de venir sans perdre leur salaire et leur poste. Du coup, les Gilets Jaunes, on les a "traités" en 4 étapes :
- les prendre de haut, les snober et les mépriser en pensant que le mouvement s'arrêterait au bout de 3 ou 4 samedi.
- les discréditer avec l'aide unanime des grands médias en les accusant d'être d'extrême-droite, antisémites, casseurs, voire de manger les enfants.
- leur défoncer la gueule à coups de lacrymos, LBD, grenades, matraques, etc tout en les rendant responsables de ces violences.
- parler d'eux au passé (phase actuelle) comme si le mouvement était mort et enterré et comme s'il n'allait pas bientôt atteindre 1 an. 1 an dans les rues chaque samedi, je dis respect. A mon avis, ce mouvement va encore faire parler de lui, parce qu'il n'est pas piloté par un parti, par de grandes figures ou par un syndicat, parce qu'il est un cri de détresse que tous les Français qui ont de l'empathie ou qui sont eux-mêmes dans la galère (9,1 millions de pauvres, chiffre en hausse, dixit
Le Canard du 23/10) comprennent et soutiennent même s'ils ne manifestent pas tous, et parce qu'il peut servir de base à une convergence plus large.
A force de diviser pour mieux régner, eh bien on a divisé, fragmenté, dégoûté et maintenant les unités sont difficiles à recréer même contre de grosses injustices et contre des lois liberticides ou rétrogrades. Le secteur public se délite à grande vitesse : partout des postes sont supprimés par milliers, partout de plus en plus de contractuels précaires qui ne peuvent pas faire grève (et qui sont pourtant sous-payés et mal considérés) sont embauchés. A terme, plus personne ne pourra protester, plus personne ne pourra faire grève de peur de se retrouver au chômage dans la foulée. Et vous êtes beaucoup, vous qui défendez ces politiques, à légitimer ces pratiques et à les encourager.
Mais demain ? Peut-être que votre fils ou votre fille voudra être cheminot, urgentiste, prof, infirmière, pompier et qu'ils exerceront dans des conditions encore plus merdiques qu'aujourd'hui tout en ne pouvant plus faire grève pour ne pas se faire virer. Ou peut-être que votre fils ou votre fille travailleront dans une banque, dans une boîte d'informatique, dans un supermarché, dans une boutique de mode et que ce sera dans des conditions encore plus merdiques qu'aujourd'hui en ne pouvant plus faire grève pour ne pas se faire virer.
Alors la classe des riches de W. Buffett aura définitivement gagné par KO.
[i]"Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait"[/i] (Mark Twain).